Encyclopédie des sciences religieuses: FRANC-MAÇONNERIE

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


 I. HISTOIRE

L’origine de la franc-maçonnerie a été, parmi ses adeptes, l’objet d’imaginations nombreuses : très diverses , mais généralement très merveilleuses. La révélation qui assigne à l’institution l’antiquité la plus reculée est assurément celle du frère Hénoch, qui la voit fondée par l’archange saint Michel organisant les légions des anges fidèles: La chronologie officielle, elle-même, faisant commencer l’ère maçonnique à la création du monde, suppose, comme on l’a remarqué, qu’Adam fut le vénérable de la première Loge. Une généalogie plus modeste n’accorde cette dignité qu’à Noé construisant, suivant un plan révélé, l’arche, symbole de l’Ordre et prêchant aux hommes la sagesse et le culte du vrai Dieu, grand Architecte de l’univers.

La tour de Babel, les secrets des prêtres égyptiens, les mystères d’Isis et d’Eleusis, les Mages, les Sages de l’antiquité chinoise, les Druides, Tubalcaïn et Noéma sa sœur qui inventa l’art de filer, Henoch, Moïse, Confucius, Bramah, Zoroastre, Salomon, Numa Pompilius, Justinien, ont aussi reçu leur part dans la genèse de la franc-maçonnerie, tantôt séparément, tantôt associés en une transmission mystérieuse, procédant de Noé, devenu, fondateur d’empire , sous le nom de Fahi, et établissant une colonie d’hommes vertueux dans la Tartarie orientale, avant la construction de la tour de Babel.

Parmi des souches plus modernes figurent Godefroy de Bouillon; Garimon, patriarche de Jérusalem ; le roi Baudoin ; les Templiers, gardiens du coffret trouvé dans les ruines du temple de Salomon, coffret de fer contenant le secret du grand œuvre; Jacques Molay, instituant, à la veille de sa mort, quatre Mères-Loges :

  • pour l’Orient,
  • pour l’Occident,
  • pour le Midi
  • et pour le Nord;

son neveu Beaujon, puis Aumont et les sept chevaliers qui, déguisés en maçons, échappèrent miraculeusement à la mort, enlevèrent les cendres du grand-maître et se réfugièrent en Ecosse, possesseurs des secrets de leur ordre qu’ils rétablirent mystérieusement.

Le récit consacré par les rites maçonniques se rapporte à la construction du temple de Salomon : Adonhiram, directeur suprême. des travaux, avait divisé les ouvriers en trois classes,

  • Apprentis, 
  • Compagnons, 
  • Maîtres. 

Chaque classe avait reçu, pour se faire reconnaître et payer, un mot, un signe et un attouchement. Le mot des maîtres était Jéhovah, le nom de Celui qui a été, qui est et qui sera :

  •  je, montrant le passé;
  • ho, le présent
  • et va, l’avenir,

ainsi que l’enseigne le Catéchisme des Maîtres parfaits. Trois compagnons scélérats, voulant savoir ce mot pour toucher le salaire des maîtres, surprirent Adonhiram au moment où il avait coutume de fermer le temple; mais, ne pouvant lui arracher son secret, ils le tuèrent de trois grands coups; ils cachèrent ensuite son cadavre sous un amas de décombres d’environ neuf pieds cubes, sur lequel ils plantèrent une branche d’acacia. Après la disparition d’Adonhiram, les maîtres craignirent que la violence ne lui eût fait livrer leur mot. Ils convinrent que la première parole qui serait prononcée, lorsqu’on retrouverait leur chef, servirait désormais pour se faire reconnaître. Neuf maîtres sont envoyés à la recherche d’Adonhiram. L’un d’eux, découvrant enfin son cadavre, le prend par un doigt, qui se détache de la main; il le prend ensuite par le poignet, qui se détache du bras. Saisi d’horreur, il s’écrie : Macbénac, ce qui, suivant le Catéchisme des Maîtres signifie : La chair quitte les os. Depuis lors, mac-benac est devenu le mot des maîtres, mot vénérable qui ne doit être prononcé que dans les Loges. De là aussi la branche d’acacia et le signe d’horreur requis en la réception des maîtres.

Sous des noms parfois différents et avec des circonstances plus ou moins modifiées , le mythe d’Adonhiram se retrouve au fond de toutes les légendes du Compagnonnage. Ce trait commun aux vieilles associations ouvrières, le nom même de la franc-maçonnerie , les titres et les insignes de ses grades fondamentaux, ses emblèmes, les objets de ses symboles, les formes et les vocables de ses rites, ne permettent aucun doute sur l’origine de cette institution: Elle procède évidemment de l’antique organisation de la maçonnerie ouvrière.

Les conditions d’existence, d’éducation et de progrès que la liberté des personnes et du travail, l’école et le livre, la publicité et la concurrence, ont assurées à nos artisans, sont relativement très-modernes. Durant de longs siècles, toute l’éducation des ouvriers fut faite uniquement par l’apprentissage, par la pratique de leur profession et par les voyages. Les notions acquises étaient conservées par tradition orale et communiquées par initiation; le progrès était accompli par continuité et l’avancement, consacré par hiérarchie. D’autre part, au milieu des sociétés livrées à l’esclavage ou au servage, la protection des métiers et des artisans devait être demandée à l’association et à la religion. A ces conditions correspondaient dans l’antiquité le régime des castes ou, à défaut, comme à Rome, les associations ouvrières, organisées sous une discipline énergique; reconnues comme corporations et placées sous la protection d’un dieu, plus tard, les corps de métiers patronnés par un saint. De toutes les professions, la maçonnerie était celle qui réclamait l’organisation la plus complète et la plus puissante:

Maçonnerie désigne ici toute l’architecture; c’est elle qui a produit tant de chefs-d’œuvre dont les auteurs sont restés inconnus et dont la gloire anonyme appartient à toute la famille des maçons. Bien des siècles avant les théories des mathématiciens, la maçonnerie devait découvrir, conserver, enseigner et appliquer en ses procédés pratiques toutes les règles essentielles de la géométrie et de la mécanique. Non-seulement la plus petite de ses œuvres suppose la division et la hiérarchie du travail : conception, calcul, dessin, commandement chez les uns, exécution multiple et progressive, partir du labeur le plus infime, obéissance fidèle et intelligente chez les autres; mais, pour ses grandes œuvres, lorsqu’elle construit les murs et les édifices des- cités, les temples des dieux ou les palais des princes, elle doit rassembler, faire voyager, travailler, vivre en commun et en bon ordre, durant de longues années, autour de leur œuvre, de véritables légions d’ouvriers campées souvent dans des hutes ou dans des loges sur le terrain de leurs travaux. Ces simples observations suffisent pour indiquer l’esprit, la culture, les coutumes et les institutions que de pareilles conditions tendaient à développer :

  • tradition des procédés,
  • initiation,
  • instruction progressive par enseignement pratique,
  • affiliation,
  • confraternité,
  • discipline
  • et hiérarchie respectée.

La maçonnerie trouva dans toutes les civilisations la protection qui lui était nécessaire; mais elle obtint de la part de I’Eglise et des princes chrétiens une faveur toute spéciale. En réalité, elle fut longtemps, dans tous les sens, l’agent le plus actif de l’édification. Une bulle du pape Boniface IV (614) accorda aux maçons et à tous les fidèles qui se joindront à eux, des privilèges et des indulgences. Dès le commencement du huitième siècle, on constate en Lombardie l’existence d’une confrérie de maçons, issue vraisemblablement des anciens collèges romains de constructeurs, mais pénétrée de l’esprit de l’architecture chrétienne et déjà très importante. Elle s’étendit dans la Gaule et jusqu’en Allemagne, élevant en divers lieux des édifices empreints du même caractère. Cette association passa ensuite en Angleterre, où elle formait déjà au dixième siècle une corporation puissante. En 926, le roi Athelstan lui accorda une constitution rédigée en langue saxonne et lui donna pour président et protecteur son frère Edwin. Le chef-lieu, de la confraternité était établi à York. Avant d’initier ses membres aux secrets du grand art, la confrérie devait leur imposer un long noviciat et s’assurer par des épreuves sévères. de leur fidélité et de leur discrétion. L’introduction en Ecosse de la confrérie maçonnique paraît contemporaine de la construction de la tour de Kilwinning (1151). La fondation de la Société de la chapelle Sainte-Marie, à Edimbourg, date de 1298. L’œuvre prit une importance qui est attestée parla Juridiction établie en 1424, par Jacques 1er, en faveur de la Confrérie des ouvriers maçons dans le royaume d’Ecosse, et par le patronnai héréditaire, accordé en 1437, par Jacques II, à William Saint-Clair, pour la , prospérité de la confraternité.

Erwin de Steinbach, architecte de la cathédrale de Strasbourg, était le chef d’une association analogue. Elle reçut de Rodolphe de Habsbourg et du pape Nicolas III des privilèges qui furent confirmés plusieurs fois par leurs successeurs. En vertu de ces privilèges, les maçons de la confrérie relevaient directement de Rome, ils étaient affranchis des corvées ei impôts, lois et statuts locaux; ils fixaient eux-mêmes leur salaire et ils étaient protégés contre la concurrence des autres ouvriers. Autour des grandes cathédrales alors encours d’exécution, à Vienne, à Cologne, à Zurich, à Fribourg, se formèrent des loges qui s’accordèrent à reconnaître la supériorité de lu loge de Strasbourg. En 1459, les maîtres de ces loges, qui n’avaient été unies jusqu’alors que par leur origine et par un lien volontaire, s’assemblèrent à Ratisbonne; le 25 avril, elles dressèrent un acte de confraternité qui organisait la confrérie générale des libres-maçons d’Allemagne et la divisait en quatre loges ; Strasbourg, Cologne, Zurich et Vienne, placées :sous la grande maîtrise du chef de la cathédrale de Strasbourg.

Cette constitution fut confirmée par un diplôme de l’empereur Maximilien, donné à Strasbourg en 1498. Les statuts de la confrérie furent renouvelés et imprimés en 1563. Au dix-huitième siècle, on constate encore un exemple de l’exercice incontesté de la juridiction suprême de Strasbourg sur les autres loges.

La vulgarisation de la géométrie, de l’art du trait et des procédés de l’architecture supprimait l’objet technique des initiations maçonniques ; mais la coutume, le respect des traditions, les privilèges et les honneurs attachés à la corporation, la confraternité qu’elle établissait entre ses membres, les avantages résultant du patronage des puissants personnages affiliés à l’association, suffisaient pour conserver l’institution. Ces causes de conservation avaient en Angleterre une importance toute particulière. Dès le commencement du dixième siècle, on voit la grande confrérie d’York présidée par Edwin, frère du roi Athelstan; au temps de leur puissance, les Templiers avaient été ses patrons; en 1327, tous les lords lui sont affiliés; en 1502, Henri VII se déclare protecteur de l’œuvre et tient une loge dans son palais. L’affiliation à la confraternité de membres étrangers à l’art de bâtir, et qu’on appelait maçons-acceptés, devait transformer l’ancienne institution et en faire sortir une institution nouvelle. En s’ouvrant à des membres étrangers, la confraternité des libres-maçons offrait l’asile le plus propice et le mieux abrité, ainsi que les cadres de l’association la plus étendue que pussent alors trouver des hommes voulant s’associer et agir en secret pour réaliser des desseins politiques, philosophiques ou sociaux.

Ce fait se produisit à l’époque de la Révolution d’Angleterre. En 1646, les free-masons de Londres admettent dans leur loge une société formée de sectateurs de la Nouvelle Atlantis de Bacon. La même année, Elias Ashmole se fait recevoir, avec le capitaine Mainwarring, dans la confrérie des maçons à Warrington. Antiquaire distingué, Ashmole a écrit sur l’histoire de l’Ordre de la Jarretière un.livre estimé, et il a légué à l’Université d’Oxford une collection qui est devenue le premier fonds du musée ashmoléen. Epris d’alchimie, il a composé sur cette matière plusieurs traités qu’il publia sous le titre de Mercuriophile anglais. C’était un royaliste ardent, dont Charles II, à la Restauration, récompensa le zèle en lui donnant la charge d’héraut à Windsor. Après avoir combattu pendant quelque temps dans l’armée de Charles 1er, il chercha le moyen de servir et de relever la cause royale, alors vaincue, et de réaliser, en même temps, ses visées philosophiques. Dans ce but, il s’affilia à la confraternité des libres-maçons qui était, plus encore que les autres corporations, ennemie de la révolution et des puritains, et qui s’était déjà ouverte aux utopies de, la Nouvelle Atlantis. Il s’agissait de conserver les formes anciennes et de les adapter à une composition nouvelle et à un objet nouveau de l’association. Cette œuvre difficile fut accomplie avec beaucoup de talent et de succès par Ashmole, composant les rituels des réceptions pour les trois grades fondamentaux :

  • Apprenti,
  • Compagnon,
  • Maître.

Le mythe d’Adonhiram fut reproduit dans la réception des maîtres ; mais il devait rappeler aux initiés le supplice du roi Charles, Dans cette vue et pour sauvegarder les secrets politiques de l’association on créa, bientôt après, les grades supérieurs

  • de Maître-secret,
  • de Maître-parfait,
  • de Maître-élu
  • et de Maître-irlandais.

Un mouvement analogue se produisit à la même époque. dans les confréries écossaises, sous l’influence de leurs protecteurs nobles, fidèles partisans des Stuarts. Néanmoins, pendant cinquante années, ces tentatives paraissent n’avoir produit ni effet appréciable sur la politique, ni extension considérable de l’œuvre maçonnique. Ce résultat peut être attribué à la vigueur de Cromwell, puis à la Restauration qui rendait inutiles les complots royalistes, enfin à la puissance victorieuse de Guillaume et Marie. Le règne de la reine Anne réveilla les espérances jacobites, et, dès 1703, les libres-maçons de Londres admirent ouvertement dans leur loge des personnes étrangères à l’art de bâtir, admission qui se pratiquait plus ou moins fréquemment depuis 1641, mais sous forme exceptionnelle et clandestine. L’avènement de la maison de Hanovre (1714) donna une impulsion nouvelle à ce mouvement. C’est de cet avènement que les historiens maçons font dater la fin des âges obscurs de la franc-maçonnerie.

La franc-maçonnerie anglaise ne devait jamais rompre complètement le nœud qui l’attachait à la confraternité des libres. maçons. Elle y avait pris vie et elle y resta, comme la greffe sur l’arbre dont elle transforme les produits ; niais le développement de cette greffe exigeait une certaine transplantation du tronc. Jusqu’alors le chef d’ordre des loges anglaises avait été la Loge d’York. Ce centre, ce terrain, ne pouvaient convenir à l’œuvre nouvelle. En. février 1717, les quatre loges de Londres forment une assemblée générale; elles adoptent officiellement les trois rituels rédigés par Ashmole; en outre, se déclarant indépendantes d’York, elles fondent la Grande Loge de Londres et lui attribuent le gouvernement de la fraternité. La loge d’York protesta d’abord en se proclamant Grande Loge de toute l’Angleterre; mais elle finit par laisser passer la suprématie de Londres, qui fut acceptée par la plupart des loges anglaises.

En Ecosse, où l’institution de la franc-maçonnerie est également due à la transformation de la vieille confraternité des maçons, une évolution analogue, s’accomplit dix-neuf ans plus tard. Le 30 novembre 1736, jour de de la Saint-André, trente-deux corporations, convoquées dans le but exprès d’organiser l’association sur des baises nouvelle, se. réunissent dans le local de la société de la chapelle Sainte-Marie et se constituent en Grande-Loge de Saint-Jean d’Edintbourg. William Saint-Clair renonce pour lui et pour les siens à la dignité de chef et gouverneur héréditaire des free-masons d’Ecosse. Il est aussitôt élu et installé grand-maître de l’Ordre. Cependant la luge de Kilwinning, qui avait d’antiques prétentions à la dignité de mère-toue, revendiqua sa suprématie ; délivrant des constitutions de loges, en rivalité avec la Grande-Loge d’Edimbeurg, elle organisa une scission qui dura jusqu’en 1807.

L’établissement de la franc-maçonnerie dans les autres pays est due, non à la transformation des anciennes confraternités de maçons, mais à une œuvre de propagation opérée dans l’origine par les loges de l’Angleterre et de l’Ecosse. Cette œuvre se produit peu de temps après la constitution de la Grande Loge de Londres; ses agents sont généralement les partisans des Stuarts. Pour la France nous possédons des preuves nombreuses qui établissent ce point avec évidence. 11 ressort d’ailleurs des faits suivants : les deux premiers grands-maîtres de la franc-maçonnerie françaises furent Lord Derwent-Waters, jacobite ardent, qui fut décapité en Angleterre pour crime de trahison, et, après son départ, le lord comte d’Harnouester ; en dehors des autorités maçonniques constituées, le Prétendant s’arrogeait un pouvoir dispensateur souvent accepté par les loges françaises.

La franc-maçonnerie fut introduite en France par la fondation à Dunkerque (13 octobre 1121) de la loge de l’Amitié et Fraternité, constituée par Jean, duc de Montaigu, grand-maître de la Grande-Loge de Londres. C’est le premier établissement maçonnique qui ait été formé hors des Iles-Britanniques. Le nom de la première loge de Paris est inconnu elle fut fondée en 1725, par lord Derwent-Waters, sir d’Hagutty et Maskeline, tous trois membres de la Grande-Loge de Londres ; elle fut établie rue de la Boucherie, chez Hure, traiteur anglais, à l’instar des loges d’Angleterre qui se tenaient dans les tavernes. Bientôt après, une deuxième loge fut formée par Gouland, lapidaire anglais ; une troisième (7 mai 1729) par Lebreton, sous le titre de Saint-Thomas au Louis d’argent. Cette dénomination était tirée de l’enseigne de l’auberge où l’on se réunissait. Les chroniques maçonniques mentionnent encore en la même année la constitution de deux autres loges ‘sous le titre de Saint-Martin et de Saint-Pierre et Saint-Paul. En 1732, sixième loge ‘chez le traiteur Landelle, rue de Bussy ; elle prit d’abord le nom de cette rue, mais elle s’appela ensuite Loge d’Aumont, parce que le duc d’Aumont s’y était fait affilier. Le 24 décembre 1736, l’assemblée des loges élut grand-maître le comte d’Harnouester, en remplacement de Lord Derwent-Waters, retourné en Angleterre, pour conspirer. Le comte d’Harnouester ayant lui-même quitté la France vers la fin de l’an-fiée 1737, la dignité de grand-maître fut conférée au duc d’Antin.

Jusqu’à cette époque les loges, soumises à la défense de rien écrire, n’ont laissé aucun document qui permette de rendre compte de leurs travaux. On sait seulement que pendant les dix premières années l’affiliation réunit à peine six cents membres, mais que la plupart de ceux-ci appartenaient aux plus hautes classes de la nation.

Cependant, dégagée des éléments étrangers qui l’avaient apportée, et placée sous. l’autorité d’un grand-maître français, la franc-maçonnerie devait bientôt prendre en France un développement conforme à la nature e milieu où elle avait été transplantée et y recevoir un accroissement considérable. Ori essaya alors -de la comprimer par la persécution; Louis XV lui était hostile et menaçait de la Bastille les seigneurs qui accepteraient des dignités dans l’Ordre. En 1736, une ordonnance du Châtelet interdit les réunions; une bulle de Clément XII excommunia les francs-maçons. Cette bulle fut présentée en 1739 au Parlement qui refusa dé l’enregistrer: mais le Châtelet continua jusqu’en 1745 à sévir contre les infractions à son ordonnance, lorsque les délinquants n’étaient point des personnages influents. Après la mort du duc d’Antin, Louis de Bourbon, comte de Clermont, prince du sang, fut élu et solennellement installé grand-maître de l’Ordre (décembre 1743). Cette élection, faite par les loges de Paris, avait été confirmée par les loges de province. En même temps, pour assurer la protection des francs-maçons et organiser le gouvernement de l’ordre, on forma à Paris une grande-loge, composée de personnes de distinction. Cette loge reçut le titre de Grande-Loge anglaise de France, en reconnaissance du bienfait de la maçonnerie reçu de l’Angleterre. En 1756, ce nom fut changé et la loge suprême s’appela simplement Grande-Loge de France.

La longue maîtrise du comte de Clermont est considérée par les francs-maçons orthodoxes comme une époque déplorable de leur histoire. Le comte de Clermont remettait l’exercice du pouvoir qui lui avait été confié à des personnages incapables, et même à des intrigants de bas étage ; parmi ceux-ci, les francs-maçons mentionnent avec mépris un Certain Lacorne, maître à danser. Les griefs reprochés à leur administration sont : l’incapacité et la concussion, la corruption de la discipline, l’encouragement au charlatanisme, l’introduction des rites extravagants la multiplication ridicule des grades qui devinrent aussi hauts que nombreux, l’admission du Souverain conseil des empereurs d’Orient et d’Occident, souverains princes-maçons, substituts généraux de l’Art royal, grands officiers et surveillants de la grande et souveraine loge de Saint-Jean de Jérusalem, l’invasion de ce qu’on appelle en langage maçonnique l’écossisme et les systèmes templiers. En réalité, le désordre devint si grand que la franc-maçonnerie se partagea en deux camps, tellement acharnés l’un contre l’autre que les frères finirent par se livrer à des actes de violence, en la grande fête de l’ordre (4 février 1767). Par mesure de police, l’autorité civile ordonna à la Grande-Loge de cesser ses assemblées.

La suspension des travaux de la Grande-Loge dura plus de quatre ans, jusqu’à la mort du comte de Clermont (15 juin 1771). Le rétablissement de la paix fut réparé par l’élection à la dignité de grand-maître du duc de Chartres, qui fut plus tard Philippe-Egalité. Cette élection avait été faite par l’un des partis rivaux, mais elle fut

approuvée par le duc de Luxembourg à qui le grand-maître décédé avait confié la charge d’administrateur général de l’Ordre, et confirmée enfin par la majorité des loges. L’acte d’acceptation du duc de Chartres est un monument curieux du style et des conceptions de la franc-maçonnerie à cette époque :

« L’an de la Grande Lumière 1772, 3e jour de la lune de Jiar, 5e jour du 2e mois de l’an maçonnique 5772, et de la naissance du Messie, 5e jour d’avril 1772, en vertu de la proclamation faite en la Grande-Loge assemblée, le 24e jour du 4e mois de l’an maçonnique 5771, du très-haut, très-puissant et très-excellent prince S. A. S. Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, clac de Chartres, prince du sang, pour Grand-Maître de tontes les loges régulières de France, et celle du Souverain-Conseil des empereurs d’Orient et d’Occident, Sublime-Mère Loge écossaise, du 26e de la lune d’Elul, 1771, pour souverain G. M. de tous les conseils, chapitres et loges écossaises du Grand-Globe de France, office que ladite A. S. a bien voulu accepter pour l’amour de l’Art Royal, et afin de concentrer toutes les.opérations maçonniques sous une seule autorité. En foi de quoi ladite A. S. a signé le procès-verbal d’acceptation. Signé: Louis-Philippe-Joseph d’Orléans. »

A la notification de cette acceptation l’administrateur général répond en ces termes, par un acte daté de Son Orient:

« Nous Anne-Charles-Sigismond de Montmorency-Luxembourg, duc de Luxembourg et de Châtillon, pair et premier baron chrétien de France, revêtu de la fonction la plus brillante, celle d’initier à nos mystères le très-respectable et très-illustre frère Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres… Certifions avoir reçu… »

Les mesures de pacification inaugurées par l’élection du duc de Chartres, aboutirent, après de longues négociations, à la suppression de la Grande-Loge de France, qui fut remplacée par-la Grande-Loge nationale, et à l’établissement du Grand Orient de France (24 décembre 1772). Procédant sans retard à la réorganisation de la franc-maçonnerie, le Grand Orient lui donna une constitution nouvelle, fondée en grande partie sur les principes de l’élection et de la représentation. Cette constitution a été édictée sous le titre de Statuts de l’ordre royal de la franc-maçonnerie en France. Elle a été modifiée plusieurs fois en ses détails, mais elle est restée la base du système qui régit encore l’Ordre dans notre pays.

Pendant que ces faits se produisaient en France, la franc-maçonnerie était introduite chez d’autres nations. Indiquer la date de son établissement dans les pays qui l’ont reçue est le plus simple moyen de faire connaître la vitesse et l’étendue de sa propagation :

  • 1721 : France, Canada;
  • 1725 : Autriche ;
  • 1726 : Espagne;
  • 1727 : Portugal ;
  • 1728 : Bengale ;
  • 1729 : Irlande ;
  • 1730 : Suède, Hollande, Malte, Savannah en Géorgie ;
  • 1731 : Russie ;
  • 1732 : Hanovre ;
  • 1733 : Italie centrale , Boston ;
  • 1734 : Philadelphie ;
  • 1735 : Naples ;
  • 1736 : Suisse;
  • 1737 : duché de Bade, Bavière, Hambourg, Prusse, Saxe, île de Sardaigne ;
  • 1738 : Turquie, Pologne ;
  • 1739 : Piémont, Savoie ;
  • 1740 : Belgique;
  • 1742 : Danemarck;
  • 1743 : île de la Jamaïque;
  • 1744 : Bohême, Hongrie, Brunswick ;
  • 1749 : île de Saint-Domingue ;
  • 1770 : île de la Guadeloupe ;
  • 1778 : île de France ;
  • 1779 : Madras ;
  • 1780 : Wurtemberg, Hesse ;
  • 1783 : île de la Martinique ;
  • 1800 : Australie ;
  • 1810 : Egypte;
  • 1811 : Westphalie, îles Ioniennes ;
  • 1820 : Mexique, Bombay, Pondichéry ;
  • 1821 : île Bourbon ;
  • 1823 : Brésil ;
  • 1832 : Algérie;
  • 1836 : Colombie;
  • 1842 : Perse ;
  • 1843 : îles Marquises.

II. ORGANISATION

Nous allons essayer de décrire, aussi exactement que le permettent les limites assignées à cet article, l’organisme de la franc-maçonnerie, ou, pour parler le langage de ces lieux, essayer de décrire les grands contours de l’édifice que la maçonnerie prétend construire, les principales pièces de sa distribution intérieure, leur décoration et leur usage. Pour assurer la fidélité de cette exposition nous en avons pris tous les éléments parmi les matériaux taillés, mais très-épars, sur les chantiers maçonniques. Tout ce. qui suit est emprunté aux rituels, non-seulement pour le fond, mais pour la forme, aussi importante en ces détails que le fond même. Ce qui constitue notre travail propre, c’est l’assemblage des matériaux que nous avons disposés suivant un ordre dont nous avons taché de faire une mosaïque, un dessin, présentant une image saisissable et quelque peu ressemblante.

La maçonnerie élève des. temples à la vertu et creuse des cachots pour le vice. Son œuvre consiste dans l’étude des sciences et la pratique des vertus. Par ses principes et sa morale sublimes, elle sert à épurer les mœurs de ses adeptes et à les rendre utiles à l’Etat et à l’humanité, leur révélant la Lumière, qui est la connaissance et l’emblème de toutes les vertus et le symbole du Grand-Architecte de l’univers.

Le maçon est un homme libre, fidèle aux lois et l’ami des rois et des bergers, lorsqu’ils sont vertueux. Dès son apprentissage, il doit se proposer de vaincre ses passions, de soumettre sa volonté et de faire des progrès dans la maçonnerie. Sa tache principale est de remplir les devoirs de l’état dans lequel la Providence l’a placé, de fuir le vice et de pratiquer la vertu. Les lois de la maçonnerie lui signalent certains vices qu’il doit s’appliquer à éviter :

  • l’envie,
  • la calomnie
  • et l’intempérance;

elles lui recommandent certaines vertus spéciales :

  • le silence,
  • la prudence
  • et la charité.

La solidarité qui unit les maçons est rattachée par un lien touchant au mythe d’Adonhiram. Après la mort du sublime maître, les maçons prirent soin de sa mère, qui était veuve, et dont ils se dirent les enfants, Adonhiram les ayant toujours regardés comme ses frères. Lorsqu’un maçon est en péril, il fait le signe de secours, en disant : A moi ! les enfants de la veuve ! Un maçon doit toujours voler au secours de ses frères, fussent-ils aux extrémités de la terre.

Le Plan idéal de l’édifice maçonnique, c’est la Loge immense, située à l’orient de la vallée de Josaphat, dans un lieu où règnent la paix, la vérité et l’union. Sa forme est celle d’un carré long dont la longueur s’étend de l’orient à l’occident, la largeur du midi au septentrion. Sa hauteur comprend des coudées sans nombre ; sa profondeur pénètre de la surface de la terre au centre. Elle est couverte d’un dôme céleste, parsemé d’étoiles, et elle est soutenue par deux piliers nominés sagesse et force : sagesse pour inventer et force pour soutenir.

La loge des compagnons possède six bijoux, trois mobiles et trois immobiles. Les trois bijoux mobiles, qui passent d’un frère à l’autre, sont :

  • l’équerre, qui sert à former des carrés parfaits ;
  • le niveau à égaliser les superficies
  • et la perpendiculaire, à élever dés édifices droits sur leur base.

L’équerre enseigne au maçon que toutes ses actions doivent être réglées sur l’équité ; le niveau, que tous les hommes sont égaux, et qu’il doit régner une parfaite union entre les frères. La perpendiculaire démontre la stabilité de l’Ordre, élevé sur les vertus. Les trois bijoux immobiles sont:

  • la pierre brute, qui sert aux apprentis pour travailler ;
  • la pierre cubique, aux compagnons pour aiguiser leurs outils,
  • et la planche à tracer, aux maîtres pour former leurs dessins.

La pierre brute est l’emblème de l’âme, susceptible de bonnes ou de mauvaises impressions. La pierre cubique doit rappeler que ce n’est qu’en veillant sur soi-même qu’on peut se préserver des vices. La planche à tracer représente l’effet salutaire des bons exemples. Trois meubles précieux sont renfermés dans la loge des maîtres. Ces meubles sont :

  • l’Évangile,
  • le compas
  • et le maillet.

L’Évangile, démontre la vérité ; le compas, la justice. Si l’un des frères est perdu, on doit toujours le retrouver entre l’équerre et le compas, parce que ces deux instruments symbolisent la sagesse et la justice, et qu’un maçon ne doit jamais s’en écarter. Le maillet, dont se servent les trois premiers officiers de la loge pour maintenir l’ordre, rappelle aux maçons qu’ils doivent toujours être dociles aux leçons de la sagesse. Il leur fait entendre sans cesse, que de même que la matière rend des sons lorsqu’on la heurte, à plus forte raison l’homme, à qui Dieu a donné la faculté de connaître et de juger, doit-il être sensible au cri de la vertu et rendre hommage au Créateur. Parmi les objets symboliques, il faut classer encore les trois ornements du livre des compagnons, savoir :

  • le pavé mosaïque, qui représente le seuil du grand portique de Salomon ;
  • la houppe dentelée, les ornements extérieurs du temple,
  • et l’étoile flamboyante, le centre d’où part la vraie lumière:

Le pavé mosaïque, formé de diverses pierres, jointes ensemble par le ciment, marque l’union étroite qui doit régner entre les maçons, liés par la vertu. La houppe dentelée est l’emblème de l’ornement extérieur d’une loge, parée par les murs des frères qui la composent. Enfin, l’étoile flamboyante est le symbole du soleil de l’univers.

Tout atelier comprend nécessairement un vénérable et deux surveillants. Le soleil éclaire les ouvriers pendant le jour ; la lune pendant la nuit, et le vénérable, en tout temps, dans sa loge. Il y siège à l’orient, vêtu d’or et d’azur, parce qu’un maçon doit conserver la sagesse au milieu des grandeurs ; c’est lui qui ouvre la loge et règle les travaux. Les surveillants sont placés à l’occident ; ce sont eux qui ferment la loge.

Ils sont chargés spécialement du maintien de l’ordre. A ces trois officiers, la plupart des loges ont adjoint

  • un secrétaire,
  • un trésorier,
  • un orateur,
  • un maître des cérémonies,
  • un aumônier-hospitalier,
  • quatre experts
  • et un frère terrible.

Les titres du secrétaire, du trésorier, de l’orateur, indiquent suffisamment la nature de leurs fonctions. Le maître des cérémonies introduit les frères visiteurs; il règle les dispositions des réceptions et des fêtes, ainsi que le menu des banquets qui tiennent une place si importante dans le cérémonial maçonnique. L’aumônier hospitalier est ordinairement placé au milieu de l’endroit désigné sous le nom de colonne du midi tenant à la main une vaste bourse en velours cramoisi, ornée de paillettes et d’emblèmes. Il reçoit les aumônes des frères et il les distribue aux malheureux, sans devoir-de comptes à personne. L’examen et l’introduction des récipiendaires sont confiés aux experts. Enfin, le frère terrible; est chargé de la partie la plus redoutable ou la plus menaçante des épreuves.

Les grades fondamentaux de la franc-maçonnerie, les seuls qu’estiment les maçons orthodoxes, sont les grades d’apprenti, de compagnon et de-maître. L’apprenti porte simplement le tablier blanc uni, symbole du travail. Sa blancheur démontre la candeur des mœurs maçonniques et l’égalité qui doit régner entre les maçons. Au jour de sa réception. l’apprenti reçoit deux paires de gants blancs ; gants d’hommes et gants de femmes ; blancs, parce que le maçon ne doit jamais tremper ses mains dans aucune œuvre d’iniquité. Les gants de femme rappellent au récipiendaire qu’on doit chérir sa femme et qu’on ne peut l’oublier un seul instant sans être injuste. Il est introduit, les yeux-bandés, afin qu’il sente combien l’ignorance est préjudiciable aux hommes. En cet état, les experts lui font faire trois voyages dans la loge, afin qu’il comprenne que ce n’est point du premier pas que l’on parvient à la vertu. Pendant cette marche aveugle il doit chercher la lumière.

Enfin, il prête serment,

  • le soulier gauche en pantoufle, parce que le maçon doit être humble,
  • le genou nu sur l’équerre,
  • la main droite sur l’Évangile ;
  • avec la main gauche il tient un compas demi-ouvert sur sa poitrine nue, parce que le cœur du maçon doit toujours être juste et à découvert.

La place de l’apprenti dans la loge est au septentrion, parce que c’est la partie la moins éclairée, et qu’un apprenti, qui n’a reçu qu’une faible lumière, n’est pas en état de supporter un plus grand jour. Il est payé près de la colonne J, dont le nom (Jachim) désigne la sagesse qui est en Dieu. Les insignes du compagnon sont

  • le tablier blanc ;
  • compas,
  • équerre,
  • maillet,
  • brodés sur le fond.

Il est placé au midi pour recevoir les ordres des maîtres et il est payé- près la colonne B, dans le nom (Booz) désigne la force gui est en Dieu. Les insignes des maîtres sont le tablier bleu céleste; compas, équerre, branche d’acacia, or; grand cordon bleu, orné des mêmes attributs. Leur nom est Gabaon, tiré du lieu où les Israélites déposèrent l’arche. Ce titre signifie que le cœur d’un maçon doit être assez pur pour devenir un temple agréable à Dieu.

Aux grades fondamentaux les entreprises qui ont emprunté le nom de la franc-maçonnerie, ont ajouté à diverses époques un grand nombre de hauts grades, avec des titres bizarres ou pompeux, des emblèmes et des initiations mélodramatiques, produits d’une érudition très-fantaisiste et parfois d’un charlatanisme vraiment transcendant. On en compte plus de quatre-vingt-dix. Le Grand Orient, qui cependant s’efforce de rassembler dans son obédience tous les rites et toutes les combinaisons qui se réclament de la franc-maçonnerie, n’a consenti à admettre que trente-deux de ces grades : échelle suffisamment encourageante pour les ascensions de la vanité. Les titres de la plupart des hauts grades suffisent pour dénoncer les tendances de ceux qui les ont inventés et l’esprit de ceux qui les convoitent :

  • Maître parfait,
  • Maître illustre,
  • Maître Coën,
  • Puissant maître Irlandais,
  • Quatre fois respectable maître Ecossais de Saint-André,
  • Sublime Ecossais,
  • Grand Maître architecte,
  • Grand élu,
  • Chevalier du Temple,
  • Chevalier d’Orient et d’Occident,
  • Chevalier Kasdosh,
  • Chevalier de l’Epée,
  • Chevalier de la Gerbe d’or,
  • Chevalier de l’Aigle noir,
  • Chevalier du Pélican,
  • Chevalier de la Toison d’or,
  • Chevalier des Argonautes,
  • Chevalier du Phénix,
  • Chevalier de l’Iris,
  • Chevalier de la Clef d’or,
  • Chevalier de l’Ancre ou de l’Espérance,
  • Chevalier de Saint-Michel,
  • Chevalier du Saint Sépulcre,
  • Chevalier du Serpent d’airain,
  • Chevalier Royale-Arche,
  • Chevalier Prussien ou Noachite,
  • Sublime Chevalier illustre,
  • Chevalier du Soleil, Prince adepte,
  • Commandeur d’Orient,
  • Grand Commandeur de l’Aigle blanc et noir,
  • Noachite,
  • Souverain maçon d’Hérédom,
  • Sublime philosophe,
  • Sublime maître de l’Anneau lumineux,
  • Rose-Croix de la Tour,
  • Prince Rose-Croix,
  • Prince du Liban,
  • Prince de Jérusalem,
  • Souverain prince du Royal Secret,
  • Elu illustre,
  • Chef des douze tribus,
  • Grand Pontife,
  • Grand-Maître de la Lumière.

Presque toutes les loges françaises sont placées sous l’autorité suprême du Grand-Orient. Le Grand Orient reconnaît en principe tous les rites mais il ne pratique que

  • le rit Français,
  • le rit d’Heredoin,
  • le rit Ecossais ancien. et accepté,
  • le rit Philosophique, le rit de Kilwinning,
  • le rit du Régime rectifié.

Le Grand-Maître de l’Ordre est ordinairement un haut personnage agréé par le gouvernement existant ; il est assisté par deux Grands-maîtres adjoints. Au-dessous d’eux, sont les Grands dignitaires et les Officiers d’honneur; auprès d’eux, les Représentants des puissances maçonniques étrangères. Les spécialités de l’administration sont confiées au Conseil de l’ordre, au Collège des rites et, en sous-ordre, à des commissions permanentes.

En concurrence avec le Grand Orient, deux autres autorités suprêmes se partagent le gouvernement de quelques loges :

1° LE SUPRÊME CONSEIL pour la France da 33° degré. Il a été formé en 1804 et constitué définitivement en 1814. Le Suprême Conseil ne pratique que le rit Écossais ancien et- accepté. Son chef prend le titre de Puissant Souverain, grand commandeur d e l’ordre, maître acl vitam.

2° La PUISSANCE SUPRÊME de Mysraïm, rit Égyptien, produit vers 1814.

III. ACTION

La puissance d’action de la franc-maçonnerie est toujours restée beaucoup au-dessous de ce qu’on suppose devoir résulter de l’étendue presque universelle de son domaine, du nombre et de l’état social de ses adeptes.Il est facile d’expliquer ce fait. A toute institution qui aspire à exercer une action puissante et permanente sur les peuples, il faut une place au soleil, une pensée suivie, un travail quotidien, une œuvre continue et un système : religieux, politique ou social. La franc-maçonnerie ne possède rien de tout cela. Elle vit en loges, et n’y pense et n’y travaille guère. Son œuvre n’occupe qu’une partie très-petite et très-futile du temps, de la pensée et de l’activité de ses membres, même de ses chefs. C’est un vaste appareil, composé de pièces hétérogènes, sans ressort et sans moteur constants; quelque chose de superficiel, une sorte de réseau plus ou moins fastueux, destiné à être adapté, par superposition, aux systèmes religieux, politiques et sociaux des peuples sur lesquels il s’étend. En sa meilleure substance on ne trouve guère qu’une aspiration théo-philanthropique, enveloppée sous un symbolisme ingénieux, mais suranné ; une société d’encouragement mutuel à l’étude et à vertu ; un pacte de tolérance et de solidarité ; en son organisation, un cadre et un voile un cadre qui peut contenir successivement des choses très-diverses et être placé dans des lieux très dissemblables; un voile qui peut abriter en certains temps et en certains lieux des entreprises très-différentes de l’œuvre des autres temps et des autres lieux. Dans de pareilles conditions une institution ne peut ni faire ni diriger les événements et l’opinion; elle les suit et les reflète.

Cependant comme la franc-maçonnerie est un corps extra-gouvernemental et extra-social, elle incline naturellement vers les minorités et les oppositions, lorsque celles-ci ne lui sont point hostiles, par principe. Dans les pays catholiques elle sert de centre de ralliement aux résistances contre la domination cléricale. Sous les gouvernements absolus ou réactionnaires elle se fait libérale et progressiste, autant que le permet le tempérament assez épicurien de la plupart de ses membres. Faible et presque insensible chez les grandes nations et dans les temps calmes, son influence s’est montrée quelquefois importante dans les temps agités ou chez les petites nations ; parce que l’agitation qui se faisait autour des loges communiquait au dedans un mouvement à la force que toute association recèle et que, concentrée dans un espace restreint, l’action associée devient plus homogène, plus facile. et plus énergique.

En 1775, sous la maîtrise du duc de Chartres, le Grand Orient de France autorisa les loges d’adoption qui admettent les femmes. La duchesse de Bourbon fut nommée Grand-Maître de ces loges; ce qui a fait écrire par plusieurs historiens qu’elle a été grand-maître de l’Ordre. Ouverte à la famille, la franc-maçonnerie, fondamentalement déiste, pourrait devenir l’église de la religion naturelle. Des efforts ont été faits en ce sens, à diverses époques. Il se célèbre encore de temps en temps non-seulement des enterrements, mais des mariages et des baptêmes maçonniques. Ces pratiques n’ont produit, jusqu’à ce jour, aucun résultat appréciable au dehors.

E. VOLLET.

Encyclopédie des sciences religieuses: La peine de mort

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


L’abolition de là peine de mort, ou la conservation, le maintien dans nos codes de ce châtiment rigoureux et de cette suprême expiation au plus haut degré de l’échelle des peines, n’est pas habituellement de nos jours, comme il le faudrait sans nul doute, le plus sérieux et le plus délicat sujet de réflexions, d’étude ; c’est une opinion qu’on regarde à tort comme inséparable d’un certain programme politique. S’il était aussi facile qu’on le croit de répondre par oui ou par non à une question si grave, comment aucun orateur, aucun écrivain, n’aurait-il rencontré l’argument décisif, depuis un siècle, depuis la Révolution française qui la posa nettement et tenta dans les assemblées de trouver, la réponse, au cours d’une discussion au plus haut degré brillante et passionnée? On a prétendu tour à tour attaquer ou défendre cette peine, au nom de la religion, du droit, de la raison philosophique. Avec moins de passion, on se serait résigné à observer simplement les faits et à consulter la science pénitentiaire. En matière de répression pénale, et à tous les degrés du châtiment, réclusion, emprisonnement cellulaire, transportation, il faut que l’homme cède à l’une de ces dispositions contraires: rigueur exemplaire ou philanthropie, justice ou pitié. Il n’y a pas autre chose ici. Dans l’état actuel de nos mœurs, la nécessité doit-elle faire maintenir, aux premiers articles de notre loi, une peine que, par humanité, nous nous sentirions portés à abolir? Voilà la question.

1- Controverse au point de vue philosophique

On va jusqu’à soutenir, d’une manière générale, que la société peut seulement corriger, et n’a pas le droit de punir. N’insistons pas sur cette erreur. Il faut, pour la partager, accuser d’égarement l’esprit de tous les peuples et le consentement universel. C’est une peine, et une peine souvent fort dure, qui accompagne dans nos codes, comme sanction, chaque disposition du législateur. Laissons à la société, c’est-à-dire à l’autorité visible, le soin de veiller à l’ordre matériel, notre premier intérêt, et le droit, pour l’obtenir, d’employer tous les moyens efficaces et nécessaires. Ce droit, établissons-le d’une part, sur la loi morale imprimée par Dieu dans la conscience de l’homme qu’il a créé libre, et d’autre part sur la nécessité pour nous tous de vivre en société. Aujourd’hui, d’ailleurs, il n’est plus sérieusement contesté. Un jurisconsulte, un partisan décidé de l’abolition de la peine de mort, M. Jules Favre, le déclarait, il y a, quelques années, au Corps législatif (séance du 6 avril 1865, discussion de l’Adresse): « Oui, la société a le droit de punir. Pourquoi ? Parce qu’elle est le résultat de la puissance collective du groupe qui s’appelle une nation. Sans le droit primordial de punir, les sociétés n’existeraient pas. » Reconnaissant donc que la société a ce droit, on s’attache à présenter avec force une objection nouvelle, et l’on demande s’il ne convient pas qu’elle en suspende l’exercice avant d’arriver à l’extrême limite, c’est-à-dire au sacrifice de la vie même de l’homme? A l’Assemblée nationale (séance du 15 septembre 1848), Athanase Coquerel, qui avait le premier la parole, commençait ainsi l’attaque, dans un éloquent discours: « La peine de mort ne corrige jamais…
Reconnaissez que les mots repentir et conversion ne sont pas vides de sens. S’il est vrai que le criminel peut effacer son crime devant Dieu par le repentir et le remords, pourquoi voulez-vous lui ravir l’occasion et le temps de l’effacer devant l’homme? » Dans la même discussion Victor Hugo s’efforçait d’établir le principe de l’inviolabilité de la vie humaine, principe adopté et soutenu, de nos jours, par tous ceux qui demandent l’abolition de cette peine. Il convient de rapprocher ainsi ces deux arguments qu’une même idée, le respect pour l’oeuvre de Dieu dans la création de l’homme, lie étroitement l’un à l’autre. On peut refuser de se rendre à de semblables raisons sans en méconnaître la force. Ne rappelons pas qu’il est toujours dangereux de faire intervenir Dieu à notre gré dans nos controverses humaines, et que les théocraties qui l’ont tenté n’ont jamais laissé après elles, en disparaissant, de vifs regrets. Il est aisé de répondre au premier de ces arguments qu’en fait les condamnés dont la peine a été commuée ne se convertissent ni habituellement, ni souvent, et qu’au contraire il y a un nombre relativement important de convertis de la dernière heure qui manifestent en allant à la mort des sentiments véritablement chrétiens de repentir. On veut établir et rendre à jamais respectable (c’est l’autre argument) le principe de l’inviolabilité de la vie humaine. Dieu seul a donné la vie, dit-on, et il peut seul la reprendre; Alors que devient le droit de la guerre ? Que devient le droit de légitime défense? Ce dernier n’est nié par personne. Défense individuelle ou défense sociale, on se sent autorisé, que dis-je ? contraint, par l’instinct de conservation et par son propre droit à l’existence, à atteindre l’agresseur qui s’est mis lui-même hors la loi, jusque dans la source de la vie, à méconnaître son droit à l’inviolabilité, et à ne plus tenir compte de son salut éternel 1 « Si le pouvoir doit considérer les droits naturels comme sacrés, écrit M. Faustin-Hélie, s’il ne doit intervenir que pour en garantir l’exercice, il est clair que ces mêmes droits forment le domaine de la pénalité, quand l’agent s’est rendu indigne de les exercer ; ils peuvent être suspendus, anéantis dans sa personne. » Le droit à la liberté est-il moins un don de Dieu, moins inviolable que le droit à l’existence? Evidemment non. Et cependant les adversaires de la peine de mort le violent tous les jours dans la personne des malfaiteurs arrêtés, par un motif pareil, identique, la nécessité. Aussi jamais la conscience du genre humain ne s’est-elle soulevée contre cette expiation suprême, et souvent même, dans les crimes atroces et flagrants, le cri public, devançant le jugement, la demande au magistrat. Dans l’antiquité, Platon, bien qu’il eut compris le premier que le but de la peine était habituellement de rendre l’homme meilleur, n’élevait aucune objection contre la sentence de mort qui frappait les grands criminels. ********* dit-il dans son neuvième livre des Lois. Chez les chrétiens des premiers siècles, Justin, Athénagore, Théophile, Saint-Augustin qui voudrait qu’on se bornât à enfermer les malfaiteurs, mais permettait de frapper à mort les hérétiques, ce qu’on peut relever contre la peine de mort, ce n’est F as proprement une doctrine, c’est l’horreur pour des supplices devenus l’amusement et le spectacle des païens, pour des supplices dans l’exécution desquels ils figuraient presque toujours, eux, chrétiens, comme victimes ; c’est aussi l’espoir prochain de leur suppression, plutôt que la conviction actuelle de leur inutilité à l’égard des criminels. Grotius, au dix-septième siècle, idans son célèbre traité De jure belli et pacis (éd. prim , lib. I, p. 49 ss., Paris, 1625, après avoir fait cette remarque: Capitalibus judiciis si non interfuerunt christiani, !taud mirum, cum plerumque de christianis ipsis esset judicandum, établit sur divers passages de la Bible, le droit d’ordonner la mort (1 Titmoth. II, 1. 2. 3. 4; Luc III, 14 ; Actes XXV, 2 ; 1 Pierre II, 19. 20 ; Apoc. XVIII, 4), et réfute les arguments .que des adversaires de son opinion prétendent emprunter à des passages, contraires (Esaïe II, 4; Matth. V; 1 Cor. VII, 4, etc.), et l’on arrive ainsi sans discussion, sans contestation sérieuse, jusqu’au dix-huitième siècle, jusqu’à Beccaria. —

2. La peine de mort en France

Historique:
C’est à la publication du Traité des délits et des peines de Beccaria qu’il faut faire remonter la longue controverse élevée depuis plus d’un siècle sur ce difficile sujet. L’éminent auteur avait écrit:
Quel peut être ce droit que les hommes se donnent d’ « égorger » leur semblable? Qui jamais a voulu donner, aux autres hommes le droit de lui ôter la vie ? » (éd. de Lausanne, 1766, p. 114). Son système, établi sur une erreur commune à plusieurs des philosophes du dix-huitième siècle, l’hypothèse d’un « contrat social » primitif intervenu entre les hommes, devait être bientôt abandonné. Aucun membre de la société, disait-il, n’avait pu consentir dans le pacte primitif à faire le sacrifice de sa vie. Or, Jean-Jacques Rousseau tirait du même principe la conséquence absolument contraire, et Kant (Doctrine du droit politique, trad. Barni, p. 20) répondait de son côté que personne West puni pour avoir voulu la punition, mais pour avoir voulu et accompli une action punissable. Ce qui devait rester, après ce mot de Beccaria, c’était une grande question décidément posée, sa protestation au nom de l’humanité, et jusqu’à ce ton déclamatoire (qu’on ne cesse de retrouver plus tard dans toutes les discussions) qu’il prend le premier quand il accuse la société d’ « égorger » ceux qu’elle ne fait que punir. Voltaire qu’on avait déjà le tort, en cette matière, d’écouter avec plus de faveur que Montesquieu, publie un Commentaire du livre de Beccaria, « livre qui, est en morale ce que sont en médecine le peu de remèdes dont nos maux pourraient être soulagés, » et ajoute pour son compte « qu’un homme pendu n’est bon à rien. ».Il n’en fallait pas plus, et l’on pouvait prévoir que quelques uns des hommes de la Révolution, avec moins de réflexion que de générosité, attaqueraient la peine de mort comme une erreur et un abus de l’ancien régime. N’avaient-ils pas raison sur un point au moins, la torture? En effet, depuis 1789, dans toute nouvelle assemblée, à chaque changement de régime politique, on voit invariablement revenir, comme une proposition inévitable, quelque demande tendant à l’abolition de cette peine. A la première Assemblée nationale, à propos du Rapport sur le projet du code pénal, au cours des séances du 23, du 30 et du 31 mai 1791 (consignons à cette place, après les avoir recueillis spécialement pour les lecteurs de l’Encyclopédie, tous ces renseignements précis), s’ouvre un très intéressant débat auquel prennent part en première ligne, avec un talent, une richesse d’arguments qui n’ont pas été dépassés dans les discussions plus récentes, deux anciens membres du parlement de Paris, Lepelletier de Saint-Fargeau et Adrien Duport. On voudrait pouvoir insister sur ce projet pour dire, malgré le talent et la bonne intention, à quel épouvantable système de cachot, de torture morale et d’inquisition il s’agissait de soumettre le criminel pour lui épargner une mort cent fois préférable. A la Convention, on décide par une loi du 4 brumaire an IV, que l’abolition commencera à dater du jour de la publication de la paix générale.Ce jour fortuné n’arriva jamais. Dans la suite, en 1810, à propos du code pénal actuel, en 1824, en 1830, en .1832, à l’occasionde la révision du même code, en 1848 à la Constituante, en 1849, en 1854 au Corps législatif, en 1861 au Sénat (discours de M. Delangle), en 1865 (le 6 avril, proposition de M. Jules Favre); en 1870 (le 22 mars, proposition de M. Jules Simon), la même demande a été faite et rejetée. Une dernière, présentée par M. Schœlcher, sous la République, en 1872, à eu le même sort. On peut affirmer sans erreur, quoique cette proposition ait donné chaque fois lieu à de brillants assauts oratoires, qu’il ne s’est pas produit depuis la fin du dix-huitième siècle un seul argument véritablement nouveau. Arrivons à présent aux points soumis à l’examen dans ces assemblées.

3. Discussion sur le droit et sur les faits.

Pour permettre à ceux qui étudient notre système de répression de se rendre compte de la bonne application et de la valeur des peines, la doctrine énumère un certain nombre de qualités qu’elles doivent avoir. Il en manque une ou deux à la peine de mort. Elle a, par exemple, toute la brutalité du fait une fois accompli, elle est « indivisible. » Mais insister sur. .ce point ce serait se.plaindre d’un adoucissement; elle était divisible en quelque manière, susceptible de plus ou de moins, quand on infligeait la torture. Encore convient-il de remarquer qu’elle peut être graduée, puisque la loi indique certaines mesures de sévérité à prendre contre ceux qui ont été reconnus coupables de parricide, et puisque son application permet de distinguer entre le meurtrier et ceux qui ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité pour d’autres crimes. Elle est «irréparable. » Voilà sans doute l’argument le plus fort des partisans de l’abolition. Sous leur plume les cas d’erreurs judiciaires se rencontrent (voyez Jules Simon, La peine de mort, 1870, et séance au Corps législatif du 22 .mars, même année) fréquents, multipliés jusqu’à l’invraisemblance. En réalité, ces cas sont très rares aujourd’hui, et il est facile de le comprendre. Qui ne sait que le jury s’empresse d’accorder les circonstances atténuantes, quand la préméditation n’est pas tout à fait démontrée, quand il y à un doute, même le plus léger, et souvent (on le lui reproche) quand il n’y en a pas du tout. Ajoutons que la loi de 1867 sur la réhabilitation a été faite en faveur de la famille du condamné en vue des erreurs possibles. D’ailleurs, ces considérations de droit, qui ont leur grande valeur, passent au second rang, s’il est vrai qu’on se trouve ici en présence d’un intérêt de premier ordre, de l’intérêt-social. C’est sur ce point de fat, la nécessité de la peine de mort, que porte actuellement tout le débat. Si elle est nécessaire, disent leS partisans de l’abolition, comment expliquez-vous qu’on ait appris à s’en passer déjà dans plusieurs pays, notamment en Portugal, en Allemagne et en Amérique, au moins dans certains petits Etats ; que le nombre des attentats diminue ,partout à mesure que les exécutions deviennent rares; que le jury s’obstine à accorder les circonstances atténuantes dans quelques-uns de nos départements ? N’est-ce pas presque un crime de maintenir provisoirement ce châtiment irréparable, puisque vous reconnaissez vous-même qu’il est injuste et destiné à disparaître dans’un temps prochain? — On pourrait répondre: si les crimes de viennent moins nombreux dans les « grands pays » qui tous, sans exception, ont conservé dans leurs lois et prononcent contre les criminels la peine capitale, c’est que cette peine produit l’effet qu’on en attend précisément, l’intimidation; et si les petits pays l’ont supprimée, c’est qu’ils sont dans le cas de ce duché de Toscane qui donnait déjà l’exemple au dix-huitième siècle, « si peu étendu, écrivait Dupaty, que le prince voit passer pour ainsi dire une pensée mécontente au fond de l’âme des sujets, et l’arrête tout court, par un seul mot.’» Mais n’est-il pas plus simple et plus conforme à la vraisemblance de faire honneur de cette horreur croissante pour le crime à l’adoucissement des mœurs et au progrès de la civilisation? On se trompe également quand on accuse. le législateur, le magistrat de conserver e d’appliquer provisoirement une peine qu’il sait injuste. Injuste? Non, mais dure, cruelle, lourde moins à la conscience qu’au cœur de celui qui l’applique. Mais serait-il vrai, comme le soutiennent les partisans de l’abolition sans se décourager, .que le recours au dernier supplice contre les malfaiteurs, s’il n’est pas même efficace et nécessaire, est de plus funeste, parce qu’il produit le crime au lieu de l’empêcher? A cette objection se rattache la question importante de la publicité des exécutions. Il est en vérité bien difficile de prendre parti sur ce point (la proposition de procéder à l’exécution dans la prison-même, rejetée au Corps législatif dans la séance du 21 juillet 1870, vient d’être reprise en 1879, à la suite de récents scandales, par M. Dufaure, sans que la discussion ait encore eu lieu), quand on voit, sans parler dés soupçons du public qui ne veut pas croire à certaines exécutions, s’il ne les a vues, les adversaires de la peine de mort s’écrier tantôt qu’il est honteux de dresser l’échafaud sur une place où vont se produire de déplorables scènes, et tantôt, si l’on fait droit à leur réclamation, que la société le désavoue tout en s’en servant, puisqu’elle le cache. Il est bien vrai que certains criminels ne sont pas intimidés par la vue du supplice, puisque plusieurs condamnés à mort ont déclaré qu’ils avaient assisté à une exécution peu de temps avant leur crime. Il est bien vrai que tantôt l’audace du condamné et tantôt sa souffrance peut provoquer parmi les spectateurs une impression fugitive d’étrange admiration ou de pitié qui s’égare. Mais les soldats tiennent aujourd’hui cette foule à l’écart! Mais il est à peine jour quand l’exécution a lieu! Admettons même que  quelques criminels particulièrement vicieux et endurcis ne soient pas intimidés, puisque la torture et la roue autrefois ne les intimidaient pas. Il en est d’autres, et beaucoup, pour lesquels le maintien dans la loi de cette peine sera un frein salutaire. Combien de « préméditations » criminelles (voilà réellement l’effet préventif) sont étouffées par la crainte de la mort! Combien de crimes domestiques, qui ne sont pas commis ceux-là ordinairement par des habitués de la prison, se trouveront prévenus. N’y a-t-il donc que des criminels d’habitude et des voleurs de grand chemin? Ne voit-on pas dans les familles des descendants, des serviteurs de vieillard, avides d’hériter et de jouir ? Sur eux qui existent, ici et là, sans qu’on les puisse compter dans la statistique, l’effet d’intimidation sera, certainement produit. Peut-être faut-il avoir de l’indulgence pour des malheureux, des égarés. Mais les victimes ne méritent-elles pas aussi quelques égards et quelque pitié ? Les adversaires de la peine de mort devraient se demander quelquefois si elles ne sont pas aussi intéressantes, et ne méritent pas d’être protégées, défendues, même un peu plus que les criminels. Il ne faut donc pas dire: La société donne un mauvais exemple, parce qu’elle « se venge.» Non, tel n’est pas son dessein. Elle exerce le droit de légitime défense, qui consiste pour l’individu à frapper celui qui l’attaque, et pour la société à frapper dans le but d’intimider et de prévenir. Intimider, c’est pour cet être collectif, spécial, la société, la manière même de se défendre. En conséquence, la peine de mort est réellement exemplaire, non, comme on le prétendait, dans le mauvais, mais dans le bon sens du mot. Elle est réellement préventive. On en a si bien le sentiment, qu’on a vu plus d’une fois ceux qui proposaient d’adopter le principe de l’abolition à l’égard de la société civile dans les, assemblées, faire des réserves expresses touchant l’armée et la marine. Pourquoi ? Parce que là, l’exemple doit être frappant et immédiat! Ainsi, le langage des adversaires de la peine de mort est, on a pu le voir, généreux toujours, dicté par la philosophie et la philanthropie ; mais fondé en droit et justifié en fait, non.

Achevons cette démonstration:

Ils verraient, en poursuivant leurs recherches et leurs études, tomber plusieurs des arguments sur lesquels ils comptaient le plus pour soutenir que les meurtriers sont tout simplement des malades, et créer pour eux, de la sorte, un privilège d’irresponsabilité. On l’a tenté quelquefois ; cependant, il faut reconnaître que jamais une telle opinion n’a été même exprimée dans une seule de nos assemblées délibérantes ! Mais, par exemple, ils affirment que la mort en perspective n’intimide pas les criminels. Or, la vérité de la proposition contraire apparaît en ceci que, entre eux, quand ils se croient trahis, la mort seule de celui qu’ils accusent peut donner satisfaction à leur détestable besoin de vengeance. A cette question bien naturelle Par quoi remplacerez-vous la peine de mort?» ils répondaient avec force jusqu’en 1848: « Par la transportation ! » Aujourd’hui nous avons des colonies pénales, et la moindre critique qu’on dirige contre ce mode de répression, c’est la constatation de son insuffisance. La condamnation aux travaux forcés dans une colonie, loin d’intimider les détenus, semble presque leur plaire (voy. notre étude sur ce sujet dans le Bulletin  de la Société générale des prisons, numéro de février 1879, Rapport sur la transportation, par le pasteur Arboux, aumônier). N’examinons pas l’hypothèse de l’emprisonnement cellulaire à perpétuité ou à très long terme ; ce serait, à n’en pas douter, une torture morale pire que la mort. Enfin, les partisans de l’abolition ont toujours hâte de faire disparaître le dernier supplice de nos codes pour n’être pas devancés par l’étranger. On disait, en 1791: « Imitons la Toscane, imitons la Russie ; » en 1848: « Imitons Francfort et Berlin ; » en 1870: « Imitons la Suisse. » Et ce qui est vrai, c’est qu’en Russie, en Prusse, en Angleterre, on condamne à mort aujourd’hui comme autrefois ; c’est qu’en Suisse même, l’Assemblée fédérale, composée du conseil national et du conseil des Etats, décidait le 28 mars 1879 la suppression de l’art. 65 de la Constitution, qui avait aboli-la peine capitale, et que le peuple consulté ratifiait le 28 mai cette suppression à vingt mille voix de majorité.

 4. Derniers renseignements de la statistique et conclusion

Que reste-t-il après cette exposition du sujet, et cette attentive discussion ? Non, certes, la preuve que dans le camp des partisans de l’abolition, on a bien fait soit de contester à la société son droit, soit de regarder toutes réserves faites sur cette question comme exclusives du libéralisme en politique. Ce qui est vrai c’est que, ni sous la première ni sous la seconde République, on n’a pu trouver dans les Assemblées pour rayer la peine capitale de nos codes soit une majorité, soit même une imposante minorité. En 1848, la proposition était repoussée par 498 voix contre 216, et en 1865 par 203 voix contre 26. Mais il reste également, à l’honneur de, ceux qui croyaient le temps venu d’en finir avec les exécutions, l’expression d’un désir généreux et d’une espérance que réalisera l’avenir. On peut dire que si le but principal n’a pas été encore atteint, aucune de ces nobles paroles, aucune de ces protestations qui s’élevaient au nom de l’humanité, aucun de ces appels à la pitié n’a été perdu. Lepelletier de Saint-Fargeau, qui devait mourir assassiné, étrange destinée ! pour avoir appliqué à Louis XVI la peine de mort maintenue malgré lui, obtient du moins de l’Assemblée constituante la suppression des tortures. La loi du 18 avril 1832 fait disparaître la peine de mort dans neuf des cas où elle était appliquée, et l’art. 463 C. P. permet encore de la supprimer dans tous les autres cas, eu égard aux circonstances. En 1848, par décret du 26 février, la disposition qui la rendait applicable en matière politique, est abrogée toutes les fois que l’acte délictueux peut se distinguer, par un caractère marqué, des délits de droit commun. En 1867, enfin, une loi sur la révision vise les cas où l’erreur est reconnue. Il est donc certain que cette peine qu’on veut écarter définitivement de nos lois, au nom de l’humanité et de la civilisation, tend à disparaître. La statistique, d’autre part, fournit des chiffres trop élevés encore, mais, à ce point de vue, rassurants. Sur une moyenne, annuelle de 600 crimes pouvant entraîner la peine capitale (tout compris: parricide, empoisonnement, infanticide, assassinat), voici le nombre des sentences de mort qui ont été rendues pendant les dernières années:
  • 31 en 1872, réduites à 24 exécutions par suite des commutations de peine ;
  • 34 en 1873 et 15 exécutions ;
  • 31 en 1874 et 13 exécutions ;
  • 33 en 1875 et 12 exécutions.
  • En 1876, il n’y a plus que 22 condamnations à mort (20 hommes et 2 femmes), 13 commutations en travaux forcés à perpétuité, en 20 ans de travaux forcés, et le chiffre des exécutions tombe à 8.
  • De 1826 à 1852, il y avait eu une moyenne annuelle de 40 exécutions.
Ainsi, nous touchons au but, et le vœu de tout homme de cœur c’est, qu’en attendant, les arrêts de mort soient prononcés le plus rarement passible, dirions-nous volontiers avec Rossi. On a toujours traité cette question dans les assemblées politiques, et cependant la réflexion qui s’impose à la fin d’une telle étude, c’est que peut-être le droit de prononcer l’abolition n’appartient pas en premier lieu aux assemblées. Le jury, recruté partout, dans les campagnes moins protégées et dans, les villes, est meilleur juge du danger social. Qu’il persévère dans l’habitude déjà prise d’accorder les circonstances atténuantes! Que l’opinion, se détournant de cette peine, l’abolisse en fait! On peut être sûr qu’alors personne ne viendra défendre l’échafaud devant les Chambres, et que toute assemblée sera unanime à voter l’abrogation du fameux article 12 de notre code pénal. —
Voyez Dalloz, Répertoire, etc.; Faustin Hélie, Leçons de Droit criminel, I vol. in-8°, Paris, 1.872 ; Procès-verbal de l’Assemblée nationale constituante, 1789-1791 ; tome 56, 57, avec une Table des Pr. Verb., Paris, 1791; Débats de la Convention, 5 vol. in-8°, Paris ; Le Moniteur universel, 1er semestre 1832 ; id., septembre 1848 ; ibid, avril 1865 ; Journal officiel, mars et juin 1870 ; Compte général de l’administration de la Justice criminelle en France en 1876, Imp. nat., Paris, 1878, 4 vol. in-4°.
JULES ARBOUX

Encyclopédie des sciences religieuses: La religion des Musulmans, ou Mahométisme

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877–lc-press

Le mahométisme ou islamisme, professé actuellement par plus de cent millions d’individus, est la religion des Arabes, des Persans, des Afghans, des Turcs, des Tartares, de l’Archipel indien, d’une partie de l’Indoustan et de toute l’Afrique septentrionale, depuis l’Egypte jusqu’au Maroc (voir Vambéry, Der Islam in neunzehnten Jahrhundert, Leipzig. 1875). En Chine, rapidement du terrain (voir Dabry de Thiersant, Le mahométisme en Chine et dans le Turkestan oriental, Paris, 1878). En Afrique, il se répand de plus en plus parmi les tribus idolâtres du centre (Bosworth Smith, Mohammed and Mohammedanism, 2e édit.). Mais si cette propagande active, qui pourrait devenir un danger pour l’avenir, mérite de fixer les regards des hommes politiques, le philosophe et l’historien, comme le fait observer Sprenger dans sa belle vie de Mahomet (Das Leben und die Lehre des Mohammed, 3 vol.) n’ont guère moins intérêt à étudier une religion sur la naissance et le développement de laquelle nous possédons les informations les plus sûres et les plus abondantes.

Et d’ailleurs, pendant le moyen âge, l’histoire du mahométisme est l’histoire même de la civilisation. C’est grâce aux musulmans que la science et la philosophie grecques, tirées de l’oubli, sont venues réveiller l’Occident et provoquer le grand mouvement intellectuel qui aboutit à la rénovation de Bacon (voir Renan, Averroès et l’ Averroïsme; Sprenger, ouvrage cité, introd., p. 4 ; Dieterici, Die Lehre von der Weltseele bei den Arabern im X. Jahrhundert, introd ; Dugat, Hist. des philosophes et des théologiens musulmans, préface).

— Au septième siècle de notre ère, le vieux monde agonisait. La conquête arabe lui infusa un sang nouveau. Mahomet avait emprunté sa doctrine tout entière aux étrangers. En échange il leur donna le Coran qui fut le point de départ d’une culture nouvelle ; car c’est pour préserver leur livre sacré contre toute altération que les musulmans durent créer, peu après la mort du prophète, la grammaire, la lexicographie et l’exégèse, laquelle, à son tour, donna naissance à la théologie, sœur de la philosophie. C’est ainsi qu’amenés à la curiosité scientifique, les musulmans, sous le règne des premiers Abbâsides, exhumèrent Aristote, Platon, Euclide, Archimède que par l’intermédiaire des Arabes d’Espagne ils transmirent à nos écoles d’Occident.

— Avant Sprenger, on attribuait le triomphe éclatant de Mahomet à des causes plus ou moins bizarres. Muir y voyait la main de Satan. Selon Carlyle, Mahomet était un de ces héros qui, de temps à autre, apparaissent au monde pour y accomplir l’oeuvre de la prédestination. En Allemagne, on rangeait Mahomet au nombre des prophètes, négligeant d’expliquer ce qu’on entendait par ce terme de prophète. Le premier, Sprenger a fait toucher du doigt la vraie cause du succès de l’islamisme. A l’époque où parut Mahomet, l’empire byzantin et celui des Perses s’effondraient d’eux-mêmes. Les Syriens chrétiens, opprimés par les Grecs, n’aspiraient qu’à s’en affranchir. Les Perses étaient hors d’état de résister. D’autre part, l’islamisme se présentait comme une simple formule à prononcer:

Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allàh, et Mahomet est son envoyé

formule moyennant laquelle on entrait sous la protection d’une nation puissante, libre, égalitaire et victorieuse. C’est donc à la force brutale et à l’intérêt personnel qu’il faut attribuer la rapide extension de l’islamisme. Les premières conversions furent peu sincères. On le vit bien, dans la suite, lorsque les principales provinces Musulmanes devinrent des foyers d’hérésies fondées sur d’anciennes croyances que l’islamisme n’était point parvenu à déraciner. En Arabie même, le mahométisme ne dut son salut qu’à l’extrême division des tribus qui, subjuguées l’une après l’autre, finirent par se ranger sous les drapeaux des plus forts et par faire cause commune avec eux parce qu’ils étaient vainqueurs. Car ni Mahomet ni ses successeurs ne purent extirper cette indifférence naturelle des Bédouins en matière de religion qui faisait dire à Mahomet, dans le Coran (chap. ix, vers. 98):

Les Arabes du désert sont les plus endurcis dans leur infidélité et dans leur hypocrisie, et il faut naturellement s’attendre à ce qu’ils ignorent les préceptes que Dieu a révélés à son envoyé.

Encore aujourd’hui, c’est à peine s’ils connaissent la profession de foi musulmane, et plusieurs voyageurs attestent qu’au lever du jour ils se prosternent devant le soleil. Ces considérations n’ont point échappé au savant auteur de la vie de Mahomet non plus qu’au docte professeur de l’université de Leyde, M. Dozy, à qui la science est redevable d’un excellent Essai sur l’histoire de l’islamisme (traduit du hollandais par Victor Chauvin, Paris, Maisonneuve). Leurs ouvrages seront pour nous les plus sûrs des guides dans l’exposé que nous allons tracer du mahométisme.

— Lorsque parut Mahomet, l’Arabie comptait, au nord, au sud et à l’est, de nombreux adhérents au judaïsme, au christianisme et au parsisme ; mais les Arabes de la Mekke et des régions avoisinantes étaient restés attachés aux superstitions de leurs ancêtres. Ils avaient bien une notion vague d’un être supérieur, qu’il nommaient Allâh (contraction de Al-ilâh « le Dieu ») ; mais ce dieu leur paraissait trop haut pour qu’ils pussent entrer en relations avec lui. Aussi préféraient-ils s’adresser à ses filles, les Djinns, dont l’esprit était censé résider dans certains
arbres et certaines pierres et rochers. Les Bédouins remarquaient-ils quelque belle pierre, ils en faisaient leur idole, l’arrosant du sang de leurs chameaux et lui demandant en échange l’accomplissement de leurs vœux. Le centre du culte était la Kaabah, sorte de temple carré, placé au milieu de la Mekke; et où était adorée notamment l’idole principale de la tribu mekkoise des Qoréïchites, statue d’agate rapportée de Mésopotamie ou de Syrie et appelée Hobal (voir Wüstenfeld, Geschichte der Stadt Mekka, IV, § 14). Ce temple, célèbre dans toute l’Arabie et vénéré par toutes les tribus, était, une fois l’an, l’objet d’un pèlerinage. Chaque tribu y avait dressé son idole, en sorte qu’il en contenait trois cent soixante; au dire des historiens arabes.
On y voyait aussi cette fameuse pierre noire qui passait pour avoir servi de marchepied à Abraham, alors qu’il édifiait la Kaabah. En dehors de ces marques purement extérieures de respect, les Arabes ne se souciaient guère de religion. La notion d’une vie future choquait particulièrement leur bon sens. Or, sans cette croyance, il ne saurait exister de religion digne de ce nom. Pourtant quelques esprits distingués ne se contentaient pas des grossières idées de leurs compatriotes. Déjà Caussin dé Perceval, en son Essai sur l’histoire des Arabes, avait montré que Mahomet eut, dans les hanîfs, de véritables précurseurs (voir Barthélemy Saint-Hilaire, Mahomet et le Coran, p. 69). Sprenger a complété la démonstration. Le mot hanif signifie littéralement « qui penche plutôt d’un côté que d’un autre; qui se détourne de; sectaire. » Or ces hanîfs, rejetant les idoles, inclinaient à croire en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et à la volonté de qui les hommes doivent s’abandonner entièrement. En arabe, Islâm est le terme qui désigne cette soumission absolue aux décrets divins, et l’homme qui professe l’Islâm est dit moslim (d’où musulman). On s’explique donc très bien cet aveu de Mahomet, dans le Coran, qu’avant lui il existait déjà des musulmans.

— Les historiens arabes rapportent que plusieurs personnes de la famille de Mahomet et de celle de Khadîdjah, sa première femme, se déclaraient hanîfs, et protestaient contre l’adoration des idoles. Le hanîfisme avait été vraisemblablement introduit à la Mekke par un certain Zéïd ben ‘Amr qui s’était rendu en Syrie tout exprès pour s’y informer de la meilleure des religions. S’étant entretenu avec des juifs et des chrétiens, mais peu satisfait de leurs réponses aux questions qu’il leur posait, il les aurait priés de lui indiquer une autre religion, et ceux-ci l’auraient engagé à embrasser le hanîfisme ou religion d’Abraham, consistant en une simple profession de foi en un Dieu unique. De retour à la Mekke, Zéïd commença à prêcher publiquement l’unité de Dieu. Souvent on le voyait, le dos appuyé contre la Kaabah, adresser des conseils et des reproches à ses concitoyens ; et il disait à haute voix:

Oui, j’en jure par celui qui tient mon existence entre ses mains, je suis le seul parmi vous qui suive la religion d’Abraham

(On sait que les Arabes regardaient Abraham comme le père de leur race) ; après quoi il ajoutait:

O Allàh, si je savais quelle est la formule d’adoration qui te plaît le mieux, je la pratiquerais ; mais je ne la connais pas » (Voir Weil, Sirat ap. Barthélemy Saint-Hilaire, p. 73).

— Mahomet ayant épousé Khadîdjah, riche veuve de la Mekke, subit d’autant plus facilement l’influence des hanîfs que par sa nature il était très porté à la rêverie. il aimait beaucoup à s’entretenir avec Zéïd ben ‘Amr, avec des juifs et des chrétiens ; et depuis que son mariage avec la riche Khadîdjah lui avait enlevé tout souci de la vie matérielle, c’était les idées religieuses qui formaient le sujet ordinaire (le ses méditations. Sa mère Amînah, d’un tempérament très nerveux et très impressionnable, lui avait transmis le germe d’une maladie que ses symptômes, minutieusement décrits par les historiens musulmans, ont permis au docteur Sprenger d’assimiler avec l’hystérie. Les attaques de ce mal très semblable à l’épilepsie faisaient croire aux Qoréïchites que Mahomet était possédé d’un djinn. Lui- même en fut d’abord convaincu. Souvent il s’entendait appeler ; mais il avait beau regarder de tous côtés, il ne découvrait personne. Mahomet avait dépassé sa quarantième année lorsqu’il eut sa première révélation. Un jour (vers 612 de notre ère), se trouvant solitaire, sur le mont Hirâ situé à environ une heure de la Mekke, il s’endormit, accablé par la chaleur, et vit en songe un être surnaturel qui, s’approchant vivement, lui dit:

iqra’ « prêche. »

Il paraît certain qu’à cette époque Mahomet se sentait déjà poussé à prêcher l’unité de Dieu, voulant imiter en cela Zéïd ben’Amr et peut-être aussi d’après les conseils de Bahîrâ (voir l’article Coran). La vision qu’il eut d’un ange lui ordonnant de prêcher doit être sûrement attribuée à la surexcitation de son cerveau sous l’empire de ses préoccupations religieuses. Toutefois, c’était avec appréhension que Mahomet envisageait les luttes qu’il aurait à soutenir contre lès Mekkois s’il se décidait à combattre ouvertement leurs croyances établies: aussi, épouvanté de l’ordre que son propre esprit lui intimait en songe, répondit-il à l’ange:

Je ne suis pas un prédicateur.

Par deux fois l’être surnaturel répéta son commandement et par deux fois Mahomet le repoussa ; puis il se réveilla. Pendant longtemps il attendit en vain que la vision se renouvelât, et, persuadé qu’il avait été en butte à l’obsession d’un djinn, il résolut de mettre fin à ses jours en se précipitant du haut du mont Hirâ. A ce moment même, l’esprit se montra à lui et le salua du titre d’envoyé de Dieu. Cependant, Khadîdjah, inquiète de l’absence prolongée de son mari, avait envoyé des gens à sa recherche. Rentré près de sa femme, Mahomet lui fit part de ses visions et des doutes qu’elles suscitaient dans son âme. Khadîdjah, dit la tradition, le consola de son mieux, l’assurant que rien ne pourrait ébranler sa foi en lui et que Dieu l’avait certainement choisi pour être le prophète de sa nation. Néanmoins, effrayée de la confidence qu’elle avait reçue, elle eut recours aux lumières du vieux Waraqah, son cousin, hanîf comme elle. Celui-ci ne parut nullement étonné de ce qu’il apprenait.

Si ce que tu viens de me raconter est vrai, dit-il, ton mari a reçu une révélation et sera le prophète de notre peuple.

Peu après, Waraqah ayant rencontré Mahomet, l’aurait engagé à obéir aux ordres de l’ange et à prêcher. A partir de cette époque, Mahomet se crut réellement appelé à propager une religion nouvelle et si plus tard il trompa réellement ses compatriotes en leur donnant comme révélés des récits qu’il tenait du juif Bahîrâ ou en promulguant comme divines des lois dictées souvent par son caprice, c’est qu’ayant foi en sa mission, il pensait que le but justifie les moyens. Au surplus il faut distinguer trois périodes dans la carrière prophétique de Mahomet. La première, pendant laquelle il n’a que des idées peu arrêtées sur sa propre religion, est consacrée à détruire le paganisme et à y substituer la croyance en un seul Dieu et à une vie future dans laquelle seront récompensées les bonnes actions et punies les mauvaises. Dans la seconde période, Mahomet aux prises avec les Qoréïchites incrédules et railleurs se voit forcé d’improviser des réponses à des objections qu’il n’avait pas prévues

Si, lui disaient les Qoréïchi tes, tu es réellement l’envoyé d’Allah, opère quelque miracle.

Mis au pied du mur, Mahomet en est réduit à présenter le Coran même comme un miracle.

Eh bien, repartissent, les Qoréïchites, ton Coran a beau être un miracle il ne nous convainc pas. Pourquoi ton dieu, qui est si puissant, ne change-t-il pas nos cœurs ?

Ici, Mahomet répond par ce pitoyable argument:

Dieu dirige dans le vrai chemin qui il veut, et égare qui il veut. Vous êtes du nombre des égarés, ô Qoréïchites, et de ceux que de toute éternité Dieu prédestinait au feu de l’enfer.

Ainsi crée Mahomet par boutade son dogme de la prédestination, dogme qui est en contradiction
manifeste avec celui de l’acquisition, par les actes, du mérite ou du démérite. Cette contradiction n’échappa nullement aux fidèles, qui, du vivant même de Mahomet, lui exprimèrent leur étonnement.

Si tout est fixé d’avance, ô messager de Dieu, dit un jour un musulman à Mahomet, pourquoi donc agirais-je?

Mahomet, fort irrité de cette question indiscrète, répondit avec humeur que l’homme, ne sachant s’il était prédestiné au paradis ou à l’enfer, devait agir comme si ses actes n’étaient pas déterminés d’avance (voir S. Guyard, ‘Abd arRazzáq et son traité de la prédestination et du libre arbitre dans le Journal asiatique de février-mars 4873).

— Dans la troisième période, Mahomet, devenu le chef d’une puissante communauté, fut conduit à lui prescrire des lois et à régler définitivement les rites et cérémonies du culte. C’est alors qu’en sa qualité de prophète reconnu, il dut revêtir d’un caractère divin les résolutions que lui inspiraient les besoins du moment. Par exemple, Mahomet voulait conserver à la Mekke son rang de capitale de l’Arabie. Il imposa donc aux musulmans, scandalisés d’abord, mais bientôt soumis, de continuer à s’y rendre en pèlerinage pour y accomplir les sept tournées autour de la Kaabah. Or ce pèlerinage était, comme on l’a vu, l’une des anciennes coutumes du paganisme. C’est aussi durant cette période que Mahomet précisa le dogme de l’unité de Dieu, celui de sa mission et celui de la vie future.

— Les premiers convertis furent Khadîdjah, ‘Alî qui épuisa Fâtimah, fille de Mahomet, Zaïd, affranchi du prophète, Aboû Bekr l’un de ses beaux-pères, ‘Othmân et ‘Omar. D’autres, moins illustres, suivirent de près cet exemple. Aboû Bekr et ‘Omar, qui plus tard succédèrent à Mahomet, peuvent être considérés comme les colonnes de l’islamisme naissant. Sans eux, la religion de Mahomet eût infailliblement péri, étouffée dans son germe. Le prophète manquait de sens pratique et d’énergie dans l’action, qualités que possédaient éminemment la première Aboû Bekr et ‘Omar la seconde. Aussi Mahomet ne prenait-il jamais une décision sans l’avis de son beau-père: ‘Omar se chargeait de l’exécution. Et pourtant, malgré l’appui de ces deux hommes, les débuts de la prédication furent extrèmement pénibles. Il n’était pas d’injures et de menaces dont ne fussent accablés Mahomet et ses partisans. C’est pourquoi le prophète conseilla aux premiers musulmans d’émigrer en Abyssinie. La situation de Mahomet, demeuré presque seul, devint si intolérable que dans un moment de faiblesse il apostasia et associa à Allâh trois des idoles Qoréïchites, Allât, ‘Ozza et Manât (Coran, chap. LIII, vers. 19 ss.)

Les fugitifs d’Ayssinie revinrent alors à la Mekke; mais Mahomet s’étant rétracté, la persécution reprit de plus belle. Plusieurs musulmans furent mis à la torture. Sur ces entrefaites, les habitants de Médine, qui détestaient les Qoréïchites, ayant appris ce qui se passait à la Mekke, envoyèrent au prophète une députation pour lui offrir de le protéger lui et les siens. C’était une occasion de manifester leur haine contre les Qoréïchites. En outre, beaucoup de juifs résidaient à Médine: ils entretenaient souvent les Médinois de la venue d’un Messie qui devait faire passer la suprématie des mains des enfants d’Ismaël aux mains des fils d’Israël. Les Médinois virent dans Mahomet le Messie attendu et pour supplanter les juifs, ils s’empressèrent de le reconnaître. Mahomet accueillit avec joie ces ouvertures et députés médinois ayant embrassé l’islamisme et répondu des sentiments de leurs concitoyens, le prophète expédia ses partisans par petits groupes sans que les Mekkois missent obstacle à leur départ. Mais lorsqu’il ne resta plus à la Mekke que Mahomet, Aboû Bekr et ‘Ali, les Qoréïchites commencèrent à se repentir de ne point s’être opposés à la fuite des musulmans. Prévoyant que Mahomet, une fois à Médine, pourrait sérieusement entraver leur commerce en s’emparant des caravanes que chaque année ils envoyaient en Syrie, ils résolurent de mettre à mort leur compatriote. Averti de ce complot, Mahomet s’échappa secrètement de la ville en compagnie d’Aboû Bekr, et, trois jours après, ‘Ali, qui, revêtu du manteau vert du prophète, s’était jeté sur son lit afin de donner le change aux espions Qoréïchites aux aguets, vint le rejoindre à Médine. C’est là ce que les musulmans appellent Hidjrah l’hégire ou émigration de Mahomet. Cet événement, arrivé en de notre ère, est le point de départ de l’ère musulmane.

— Aussitôt installé à Médine, Mahomet s’occupa de régler le culte. Il fit construire un temple, Masdjid (« lieu de prosternation » d’où mosquée) et décida que cinq fois par jour les musulmans seraient appelés à la prière. Son esclave Bilâl fut chargé de ce soin et reçut le titre de Mo’azzin (Muezzin « qui annonce. » ) Les prières devaient être précédées d’ablutions. Pendant la prière, Mahomet remplissait les fonctions d’Imam « modèle » ): c’est-à-dire que, placé en avant des fidèles, et le visage tourné vers Jérusalem, il prononçait à haute voix la prière qui devait être répétée, en imitant tous ses gestes, par les assistants. Mahomet n’avait choisi Jérusalem pour Qiblah ( « point vers lequel on fait face » ) que pour se concilier les Juifs, fort nombreux à Médine. Plus tard, lorsqu’il eut exterminé ces hôtes incommodes qui le battaient sur son propre terrain, il remplaça Jérusalem par la Mekke, sa ville natale, et dès lors tous les musulmans en quelque lieu qu’il se trouvent s’orientent vers la Kaabah, au moment de la prière. Mahomet institua aussi le jeûne, emprunté aux juifs. Seulement il choisit pour le célébrer le mois de Ramadhân (Ramazan chez les Persans et les Turcs) neuvième mois de l’année arabe. A peine eut-il pris ces premières dispositions, le prophète songea à tirer vengeance des Qoréïchites. Par son ordre, les émigrés commencèrent à attaquer des caravanes mekkoises. On fit du butin et ce premier succès enflamma le courage des musulmans. Mais leur ardeur fut portée à son comble lorsque des révélations vinrent déclarer obligatoire la guerre sainte contre les infidèles (djihâd) et promettre aux martyrs de la foi (chahîd, pluriel chohadâ) qu’ils entreraient tout droit en paradis. Un grand nombre d’anecdotes montrent que cette perpective des jardins ombreux du paradis, rafraîchis par des cours d’eau et ornés de houris (Hoûr « femmes aux yeux noirs ») ne fut pas le moindre stimulant du courage des musulmans. Non seulement elle leur faisait mépriser la mort, mais elle la leur faisait désirer. Après quelques alternatives de succès et de revers, Mahomet, dont la puissance croissait de jour en jour, put réunir une armée forte de huit mille hommes et réaliser le but de sa vie. En 630, huitième année de l’hégire, il marcha contre la Mekke et s’en ’empara presque sans coup férir. Bon gré mal gré, les Qoréïchites durent se résigner à devenir musulmans. Ils adoptèrent la religion nouvelle sans enthousiasme, comme bien l’on pense, mais bientôt, comprenant que le pouvoir de Mahomet retombait en leurs mains, ils se rangèrent franchement du côté de leur vainqueur et les autres tribus de l’Arabie, comprenant que toute résistance était impossible, se soumirent à l’envi.

Maître de la Mekke, Mahomet se rendit à la Kaabah. Il donna l’ordre de briser les idoles, mais respecta la pierre noire comme ayant servi de marchepied à Abraham. Quant au pèlerinage, non seulement il ne l’abolit point, mais il en fit un des devoirs fondamentaux de l’islamisme. C’est que par là il assurait à sa propre tribu l’hégémonie et croyait consolider l’unité politique de l’Arabie. Deux ans plus tard, Mahomet s’éteignait à Médine où il fut enterré.

Outre les dogmes fondamentaux de l’unité de Dieu, de sa mission divine, de la prédestination et de la vie futur, Mahomet laissait aux musulmans cinq devoirs d’obligation divine à accomplir:

  • la prière,
  • le jeûne,
  • l’aumône (ou dîme aumônière),
  • la guerre sainte
  • et le pèlerinage.

Il leur laissait aussi, dans le Coran, un code complet pour son époque de lois civiles et criminelles, code qui dans la suite des temps s’est accru des décisions rendues par les khalifes et docteurs de la loi. Nous n’avons pas à nous en occuper ici et nous nous bornerons à faire observer que relativement à la jurisprudence et aux rites les musulmans orthodoxes ont à choisir entre quatre sectes également reconnues qui ont été fondées du premier au troisième siècle de l’hégire par Aboû Hanîfah, Chafi’i’, Malik et lbn Hanbal, et dont les partisans se nomment hanafites, châfi’ites, malikites et hanbalites (voir le tableau si complet de l’islamisme moderne chez d’Ohsson, Tableau général de l’Empire Ottoman.) Nous ne traiterons pas davantage de la morale du Coran, car elle est tout entière empruntée au christianisme (sur les éléments chrétiens du Coran, voir E. Sayous, Jésus-Christ d’après Mahomet, Paris, 1880). Seulement il est important d’ajouter que les effets en sont neutralisés par la théorie de la prédestination qui, en dépit des déclarations de Mahomet relativement au libre arbitre, conduit au fatalisme et détruit toute idée de responsabilité chez l’homme. En vain, les théologiens musulmans ont tenté de réconcilier le déterminisme avec la liberté restreinte, comme l’avait fait déjà Mahomet lorsqu’il répondit à un Arabe qu’il faut agir sans se préoccuper de savoir si l’on est destiné au paradis ou à l’enfer. C’est précisément cette préoccupation qu’il était impossible aux musulmans de bannir de leur esprit, et la certitude de n’être qu’un instrument entre les mains de Dieu devait forcément étouffer en eux toute velléité d’user de leur libre arbitre. La réaction qui se produisit dès le premier siècle de l’hégire contre le dogme inique de la prédestination donna naissance à la secte des mo’tazilites.

— S’il y a conflit dans le Coran entre le libre arbitre et la prédestination, la question de la nature de Dieu ne soulève pas moins de difficultés. Dès que l’étude du livre sacré eut été instituée, au premier siècle de l’hégire, dans des écoles de Koûfah et de Basrah (Bassorah), on vit surgir les premières sectes. Mahomet affirme l’unité absolue de Dieu et déclare qu’en dehors de lui on ne peut admettre aucun principe; il ajoute que Dieu ne doit être comparé à rien, ce qui ne l’empêche pas de parler de la puissance, de la bonté, de la clairvoyance du créateur, de menacer les incrédules de sa colère, tous attributs essentiellement humains. Il dit aussi que Dieu a créé l’univers de ses propres mains, qu’il est assis sur un trône, qu’à la fin des temps tout s’anéantira excepté sa face. Ces expressions, prises au pied de la lettre par les uns, expliquées métaphoriquement par les autres, conduisirent certains docteurs à un anthropomorphisme grossier (les sifâtites), certains au panthéisme. Effectivement les panthéistes soutenaient que puisque Dieu est le seul principe existant, ses attributs et l’univers lui-même avec tout ce qu’il renferme doivent en être une émanation. Ajoutons qu’au surplus le panthéisme ne fit son apparition chez les musulmans qu’assez tardivement et par l’intermédiaire des sectes gnostiques comme les ismaéliens (voir l’article Assassins). Les mo’tazilites, ou dissidents, considérant que la prédestination est incompatible avec l’attribut divin de justice, rejetaient ce dogme et enseignaient le libre arbitre ou création par l’homme de ses actes moraux (voir Steiner, Die Mutaziliten oder die Freidenker im Islâm, Leipzig, 1865). Les djabarites rejetaient au contraire toute participation de l’homme à la création des actes, sous prétexte que Dieu seul a le pouvoir de créer. Au milieu de ces querelles, les orthodoxes étaient fort embarrassés, nous entendons les gens instruits, car la majorité des musulmans ne s’inquiétait guère de ces disputes. Les docteurs orthodoxes s’en tenaient forcément à la lettre du Coran, tenant pour impie quiconque cherchait à pénétrer le mystère de ses contradictions. Sous le khalifat de l’Omayyade ‘Abd-al-Malik, les orthodoxes eurent même recours à l‘ultima ratio. Ils obtinrent du khalife une sentence de mort contre le plus célèbre des théologiens mo’tazilites. Mais un partisan du libre arbitre, Yazîd III, étant monté sur le trône, les doctrines des mo’tazilites se répandirent de plus en plus et ne disparurent qu’au dixième siècle de notre ère.

Ces sectes n’étaient dangereuses que pour l’Église. D’autres, contemporaines aussi des premiers successeurs de Mahomet, s’attaquèrent à l’État même. Nous voulons parler du schisme de kharidjites et surtout de celui des chî’ites qui a divisé et divise encore en deux camps le monde musulman. Le gendre de Mahomet, pouvait espérer succéder immédiatement au prophète. Il se vit préférer Aboû Bekr, ‘Omar et ‘Othman. Et lorsqu’enfin, après le meurtre d’Othman, il fut élu khalife par la majorité des musulmans, il se vit disputer le pouvoir par l’ambitieux préfet de Damas, Mo’âwiyah, le fondateur de la dynastie des Omayyades. ‘Ali aurait pu écraser son adversaire à la bataille de Siffîn, il préféra s’en remettre à la décision de deux arbitres qui le trahirent et le déposèrent. C’est alors que douze mille de ses partisans l’abandonnèrent et, se refusant aussi à reconnaître Mo’âwiyah, déclarèrent que le pouvoir spirituel et temporel, l’Imâmat, devait être confié non pas comme le pensait la majorité à un membre de la tribu qoréichite, mais à tout fidèle qui s’en montrerait digne. Ces révoltés (kharidjites) se retirèrent en Mésopotamie, puis dans le Khoûzistân, en Perse, et il fallut leur faire une guerre d’extermination pour s’en débarrasser. Chassés d’Asie, ils se réfugièrent en Afrique, où ils trouvèrent le meilleur accueil chez les Berbères. Après l’assassinat d’Alî, son fils aîné Hasan ayant résigné le pouvoir entre des mains de Mo’âwiyah, et le cadet, Hosaïn, ayant été mis à mort par ordre de Yazîd, fils et successeur de Mo’âwiyah, les partisans d’Ali n’en restèrent pas moins fidèles à la malheureuse famille du prophète ‘et désormais il n’y eut plus d’accord possible entre eux et entre les musulmans orthodoxes.

Ils reçurent le nom de chîites ou sectaires. Ces chi’ites, persans pour la plupart, étaient par là même hostiles au principe électif en vertu duquel la communauté musulmane avait successivement élevé au khalifat Aboû Bekr, ‘Omar et ‘Othmân. Chez les Perses, la royauté était héréditaire, et le souverain était considéré comme le représentant de Dieu sur la terre. Les partisans d’Alî s’imaginaient donc que le khalifat aurait dû passer directement de Mahomet à son gendre, le prophète ne laissant pas de descendant male. Aussi les trois premiers khalifes sont-ils pour eux nuls et non avenus. Les plus fanatiques allèrent même jusqu’à voir dans ‘Alî une incarnation de la divinité, et cette doctrine se transmit à un grand nombre de sectes qui se réclament des descendants d’Ali: on les nomme chî’ites outrés (Gholât).

Le chî’isme s’est naturellement propagé en Perse où de nos jours il règne encore. Les plus modérés même des chî’ites accusent les sunnites ou orthodoxes d’avoir falsifié le Coran et d’en avoir supprimé tous les passages où Mahomet parlait d’Ali. Nous ne pouvons passer en revue toutes les branches du chî’isme. On en trouvera la description dans l’introduction de S. de Sacy à son Histoire des Druses, dans la traduction allemande, due à Haarbriicker, du Livre des sectes de Chahrastânî (Religionspartheien und Philosophenschulen, Halle, 1850-1851) et dans l’Histoire des philosophes et des théologiens musulmans de M. G. Dugat (Paris, 1878). Nous ajouterons seulement que, sous couleur de chî’isme, d’habiles novateurs introduisirent subrepticement dans l’islamisme les anciennes croyances dualistes et les données philosophiques et gnostiques de l’émanation et de la métempsychose.

De ce mélange naquirent les hérésies des ismaéliens, des assassins, des nosaïris et des druzes qui se répandirent en Perse, en Syrie, en Egypte et dans l’Inde, et sur lesquelles on peut voir nos articles Assassins et Druzes. Le babisme qui a paru en Perse il y a peu d’années est l’héritier direct des anciennes doctrines des chi’ites outrés (voir De Gobineau, Les religions et les philosophies dans l’Asie centrale, Paris, 1866, et le mémoire de Kazem Beg dans le Journal asiatique, fie série, VII et VIII).

— C’est sous les premiers Abbâsides, de 750 à 861 de notre ère, que l’étude de la philosophie grecque s’implanta chez les musulmans. Si, à la vérité, elle détacha de la religion beaucoup de penseurs, on peut dire que du même coup elle assura le triomphe de l’orthodoxie. Les théologiens, mettant la dialectique des philosophes au service de la foi, créèrent ainsi le Kalâm ou théologie scholastique. Le véritable fondateur du Kalâm, Al-Ach’arî, qui vivait au dixième siècle de notre ère, avait commencé par être mo’tazilite. Mécontent des doctrines qu’il professait d’abord il rentra dans le giron de l’Église. Son système, qui prétend concilier la philosophie et la foi, ne peut soutenir un examen sérieux ; mais ik est commode et propre à rassurer les consciences, timorées. Il est donc naturel que, sauf en Perse, l’Ach’arisme ait supplanté toutes les sectes dissidentes. A partir du dixième siècle il reste seul en face de la philosophie et des encyclopédistes de Basrah, dont les traités si curieux ont été traduits en allemand par Dieterici (voir notamment, Die Philosophie der Araber im X. Jahrhundert, Leipzig, 1876. Pour les Ismaéliens et les Druzes, voir les articles spéciaux que nous leur avons consacrés). Sur le système d’Al-Ach’arî on lira avec fruit Spitta, Zur Geschichte Abu’l-Hasan Al-As’ari’s, Leipzig, 1876; Mehren, étude sur Al-Ach’ari., dans le troisième volume du congrès international des orientalistes. Voir aussi Schmölders, Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, Paris, 1842, ouvrage qui, toutefois, ne doit être consulté qu’avec précaution surtout en ce qui concerne le curieux opuscule de Ghazzâlî, intitulé le Préservatif de l’Erreur.

M. Barbier de Meynard a publié une excellente traduction de cet ouvrage si important pour l’histoire des sectes musulmanes dans le Journal Asiatique de janvier 1877. — Le mysticisme ou soûfisme, qui a joué un si grand rôle dans le monde musulman ne forme pas à proprement parler une secte spéciale. Fondé sur un amour ardent de la créature pour le créateur, il doit avoir été, comme le pensent les auteurs musulmans, institué par une femme embrasée de l’amour divin. Que le soûfisme puisse aboutir et ait abouti réellement au panthéisme, c’est ce que l’on ne peut nier: il n’en est pas moins vrai que beaucoup de soûfis sont restés ou ont cru rester orthodoxes. Nous étudierons en son lieu cette intéressante manifestation de l’esprit humain.
— On chercherait vainement de nouveaux systèmes ans l’histoire moderne de l’islamisme, si l’on excepte le wahhâbisme, qui s’est produit au commencement de ce siècle en Arabie et qui n’est d’ailleurs qu’une tentative pour revenir au mahométisme pur et dur le dégager de toutes les superstitions qui au cours des siècles se sont greffées sur lui (voir Histoire des Wahabis, par L. A***, Paris, 1810; Mémoire sur les trois plus fameuses sectes du musulmanisme, par M. R***, Paris, 1818). Au seizième siècle l’empereur mogol Akbar essaya bien de substituer une religion nouvelle au mahométisme (Voir Rehatsek, The Emperor  Akbar’s repudiation of Esslani, Bombay, 1866) ; il n’y réussit point et l’islamisme compte aujourd’hui près de vingt millions d’adhérents dans l’Indoustan (sur les particularités de la religion musulmane dans l’Inde, voir le mémoire de Garcin de Tassy, Paris, Maisonneuve, 1869). La Perse, bien que travaillée par le bâbisme, n’en est pas moins musulmane. La Turquie d’Europe et d’Asie, les Tartares de Russie et du Turkestan, la Syrie, la Palestine, l’Arabie, l’Egypte, Tunis et le Maroc professent l’orthodoxie la plus étroite. Pour ce qui est des Arabes du désert, bien qu’indifférents, ils ne se considèrent pas moins comme des musulmans. Et, comme nous le disions au début de cet article, le mahométisme, loin de perdre du terrain, en gagne tous les jours dans la Chine et dans l’Afrique centrale. Pendant longtemps encore il faudra compter avec lui.

STANISLAS GUYARD.

Encyclopédie des sciences religieuses – 1877

Encyclopédie des sciences religieuses
publiée sous la direction de F. Lichtenberger

Doyen de la faculté protestante de Paris, 
Ancien professeur à la faculté de Théologie de Strasbourg
Paris 1877


Note de Vigi-Sectes

Cette préface et les différents articles de cette encyclopédie vieille d’un siècle et demi, nous donnent un éclairage différent sur les mouvements religieux anciens.

Les scientifiques et théologiens humanistes d’antan manquaient de recul pour décrire les mouvements religieux naissants, mais nous éclairent sur la perception qu’on en avait à l’époque.

Ces anciennes études donneront aux chercheurs aussi des informations pertinentes sur:

  • l’histoire et l’évolution de ces mouvements,
  • la capacité des théologiens à discerner leur essence, et
  • … des détails d’époque significatifs, qui échappent aux travaux contemporains.

Ces articles sont appréciés pour leur valeur historique, nous ne nous associons pas forcément à l’intégrité de leur contenu. 

Nous les  reproduisons sans commentaire, avec l’orthographe d’antan.

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Encyclopédie des sciences religieuses: Andreæ / Confrérie de la Rose-Croix

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


ANDREÆ (Jean-Valentin), petit-fils de Jacques Andreæ, dont il vient d’être parlé. Né en 1586 à Herrenberg, dans le Wurtemberg, il devint en 1614 diacre de Vaihingen. En 1620, il fut appelé comme pasteur à Calw, où il resta jusqu’en 1639; il y montra, pendant les misères de la guerre de Trente ans, un courage et un dévouement dignes des plus grandes éloges. Depuis 1639 prédicateur de la cour, en 1650 prélat à Bebenhausen, et en 1654 à Adelberg, il mourut en cette dernière année à Stuttgard. Il s’est distingué, autant par son activité pastorale que par quelques ouvrages, destinés à dévoiler et à combattre les rêveries des alchimistes, si nombreux en Allemagne à la fin du seizième et au commencement du dix-septième siècle. Le scolasticisme qui s’était introduit dans la théologie protestante avait provoqué une réaction mystique, qui s’était manifestée sous des formes diverses:

Chez Valentin Weigel et chez Jacques Bœhme le mysticisme était devenu une théosophie, dont beaucoup de personnes se servaient pour chercher la pierre philosophale et les moyens de faire de l’or; d’autres étaient revenus à Theophraste Paracelse.

Andreæ, qui à des connaissances très variées, joignait infiniment d’esprit, se proposa de se railler de ces superstitions.

Dans sa jeunesse, il écrivit un livre intitulé: Die chymische Hochseit Christiani Rosenkreutz, anno 1459 (les noces chimiques de chrétien Rose-Croix en 1459), sorte de roman, racontant les aventures d’un personnage fictif nommé Rose-Croix, qui est invité, aux noces d’un roi inconnu et qui là est initié aux mystères d’une société de magiciens et d’alchimistes; c’est dans ce livre que paraît pour la première fois le nom de Rose-Croix, emprunté sans doute à deux des principaux symboles des adeptes de la philosophie hermétique.

Cet ouvrage ne circula d’abord qu’en manuscrit. Vers 1610 il s’en répandit un autre:  Allgemeine und General Reformation der ganzen weiten Welt beneben de Fama fraternitatis des læblichen Ordea des Rosenkreutz: Ce fut encore une mystification; le livre fut imprimé en 1614;

la seconde édition, 1615, est augmentée d’une Confession oder Bekanntnusz der Societæt Rosenkreutz, an die Gelehrten Europa’s. La Hochzeit ne parut qu’en 1616 à Strasbourg. Dans la Réformation générale, les sept sages de la Grèce et quelques philosophes romains délibérant sur les moyens d’améliorer le monde; la Confession expose les principes de la soi-disant société.

Ces livres, dont le but était de persifler les amateurs de la magie et de la théosophie, produisirent un effet immense (NDLR inverse?).

  • Tout le monde les prit au sérieux;
  • les mystiques et les alchimistes se mirent à la recherche de l’ordre des Rose-Croix, qui n’existait nulle part;
  • des théologiens luthériens soupçonnèrent une manœuvre calviniste contre l’orthodoxie.

La nouvelle se répandit aussi en France; en 1623 on afficha à Paris un placard, annonçant l’arrivée des Rose-Croix, sauveurs du monde; Gabriel Naudé, qui à cette occasion se montra sceptique au bon endroit, se railla de la chimère importée d’Allemagne, dans une brochure pleine de sens: Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Rose-Croix.

Andreæ lui-même, voyant qu’au lieu de faire disparaître la superstition, il l’avait alimentée , publia divers écrits où, tout en conservant parfois la forme allégorique et satirique, il exhortait ses contemporains à renoncer « à cette curiosité dangereuse» qui veut sonder tous les mystères, à sortir de « ce chaos, » à renverser « cette tour de Babel élevée contrairement à la volonté de Dieu. »

Comme quelques enthousiastes fondèrent en effet un ordre de Rose-Croix, il lui opposa une Société évangélique, ayant pour objet de « remettre Jésus-Christ en son lieu et de détruire les idoles. »  En général, il fit des efforts pour relever dans son pays la vie religieuse; adversaire aussi décidé du formalisme de l’orthodoxie du temps que des extravagances des théosophes, il chercha à rétablir un christianisme plus vivant et plus simple.

On lui a reproché différentes hérésies, mais sa mémoire n’a pas souffert de ces reproches.

V. Burk, Verzeichniss aller… Schriften … J. V. Andreæ, Tubing. 1793 (catalogue de cent numéros mais incomplet); Hossbach, Andreæ umd sein Zeitalter, Berlin, 1819.

Encyclopédie des sciences religieuses: Mormonisme

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


Ce nom est celui d’une secte américaine, qui s’appelle plus volontiers « l’Église des Saints des derniers jours.» Le nom sous lequel elle est habituellement connue lui vient du Livre des Mormon, son principal livre sacré. Mormon est l’un des personnages fabuleux de cette étrange mythologie.

Joseph Smith dérivait ce nom du mot anglais more, plus, et d’un mot prétendu égyptien mon, bon, ce qui lui donnait pour signification « plus bon » – ou meilleur. Cette étymologie fantaisiste du fondateur du mormonisme en a amené une autre qui n’est pas plus sérieure, ses adversaires ont voulu faire dériver ce mot du grec, spectre.

Histoire

Le fondateur du mormonisme fut Joseph Smith, né dans le Vermont, le 23 décembre 1805. Son Père, qui était agriculteur, s’établit dans l’état de New-York, lorsque Joseph avait onze ans, et ce fut dans le comté d’Ontario que s’écoula la jeunesse du futur prophète. Sa culture intellectuelle fut des plus sommaires, et ne dépassa guère les premiers éléments de la lecture, de l’écriture et du calcul.

Ses biographes officiels, Orson Pratt et George A. Smith, nous le représentent s’occupant de son salut dès l’âge de quinze ans, cherchant vainement dans les églises existantes la satisfaction de ses besoins religieux et se mettant alors, par la lecture de la Bible et par la prière, à chercher directement auprès de Dieu la réponse aux questions angoissantes qui le troublaient. Un jour qu’il priait, une clarté merveilleuse descendit sur lui et l’enveloppa, et deux êtres surnaturels lui apparurent, l’informèrent que ses péchés lui étaient remis, lui déclarèrent qu’aucune secte ne possédait la vraie doctrine, et que cette doctrine, complément de l’Evangile, lui serait révélée un jour. D’autres révélations suivirent. La plus importante fut celle qui lui apprit que les Indiens d’Amérique étaient les descendants dégénérés du peuple d’Israël et que leurs Annales avaient été déposées en lieu sùr. Conduit par les indications d’un ange, Smith découvrit ces Annales gravées en caractères égyptiens sur des plaques d’un métal ressemblant à de l’or. A côté des Annales se trouvait un curieux instrument: l’Urim et le Thummim, composé de deux pierres transparentes, au moyen desquelles Smith allait pouvoir lire et interpréter le document.

C’est en 1827 que Smith prétendait avoir été mis en possession des mystérieuses plaques, qu’il s’occupa à traduire, en se servant comme secrétaire d’Olivier Cowdery, qui devint l’un des chefs de la secte. Le Livre de Mormon partit enfin en 1830, aux frais d’un fermier du nom de Martin Harris, qui, gagné aux idées de Smith, lui fournit les moyens de faire imprimer sa révélation. Toute cette légende avait fait trop de bruit pour que l’on ne cherchât pas à la tirer au clair. L’enquête, toutefois, a été conduite avec trop de passion par les adversaires du mormonisme pour qu’il soit permis d’en accepter les résultats comme pleinement concluants. Les origines du mormonisme, quoique toutes récentes, demeurent un problème d’histoire et de psychologie non résolu encore.

La famille Smith paraît avoir eu une mauvaise réputation dans la contrée où elle vivait; on accusait ses membres de paresse, d’intempérance et d’amour du mensonge. «  Ils étaient fameux, dit un document signé par un grand nombre de leurs voisins, par leurs projets visionnaires et passaient une partie de leur temps à faire des fouilles pour découvrir des trésors cachés.» Joseph Smith se distingua de bonne heure par son caractère aventureux et illuminé tout ensemble, et l’histoire de ses visions lui valut les quolibets et les persécutions de ses voisins.

Il est démontré que le fond du Livre de Mormon n’est autre chose qu’un certain roman historique sur les Indiens composé en style pseudo-biblique par un ministre du nom de Salomon Spaulding, né en 1761 et mort en 1816. Son manuscrit était demeuré entre les mains d’un imprimeur de Pittsburgh, en Pensylvanie, et passa entre celles de Sydney Rigdon qui, après avoir été compositeur dans son établissement, devint l’associé de Joseph Smith dans la propagation des doctrines mormones. Plusieurs des amis de Spaulding et son propre frère déclarèrent reconnaître son oeuvre dans la prétendue traduction des plaques d’or.

Les adjonctions faites par le prophète à ce fonds primitif sont des réminiscences bibliques pour la plupart, où abondent les incorrections grammaticales. Quant aux plaques elles-mêmes, nul ne les a vues en dehors des onze témoins qui affirment, en tête du Livre de Horneion, les avoir vues et touchées mais ces témoins étaient des mormons, parmi lesquels trois membres de la famille Smith et cinq de la famille Whamer, l’une des premières converties à la foi nouvelle, et de tels témoignages sont plus que suspects.

Le premier bailleur de fonds de Smith et l’un des onze témoins, Martin Harris, s’étant fait donner un facsimile de l’une des golden plates, alla, avec une bonne foi qui l’honore, la soumettre au professeur Aenthon, de New-York. Les mormons répandirent le bruit que ce savant avait reconnu les caractères pour de l’égyptien réformé.

Mais le professeur, dans une lettre rendue publique, déclara que la feuille qu’on lui avait présentée était « couverte de toutes sortes de caractères crochus, et évidemment combinés par une personne qui avait eu sous les yeux un livre contenant divers alphabets, entr’autres des alphabets grecs et hébraïques. Des lettres romaines, renversées ou placées de côté, s’y trouvaient aussi rangées en colonnes perpendiculaires, et le tout se terminait par un grossier dessin d’un cercle partagé en divers compartiments couverts de signes bizarresh, et évidemment copiés du calendrier mexicain publié par M. de Humboldt, mais copiés de manière à déguiser la source d’où ils étaient tirés. » La foi de Martin Harris était trop aveugle pour se laisser éclairer par les lumières de la science, et la publicité donnée à ces faits n’empêcha pas Smith de faire de nombreuses dupes.

En 1829, lui et son collègue et secrétaire Cowdery, prétendirent avoir reçu d’un ange une divine imposition des mains qui les sacrait prêtres, et, persuadés que le baptême chrétien qu’ils avaient reçu n’était pas valide, ils se rebaptisèrent réciproquement par immersion. Leurs prédications et la lecture du Livre de Mormon groupèrent bientôt autour d’eux des disciples qui entrèrent dans la nouvelle secte par le rite du baptême.

Le 6 avril 1830, l’Église des saints des derniers jours fut organisée dans la ville de Fayette, Etat de New-York. L’accession de Sidney Rigdon, ancien ministre campbellite fort bien doué, qui prêchait des idées millénaires, vint apporter à la théologie rudimentaire de Joseph Smith des éléments nouveaux, qui devaient la rendre populaire dans un milieu très ouvert à cette sorte d’enseignement. Lé millénium allait commencer,

les Indiens étaient sur le point de se convertir, l’Amérique devait être le rendez-vous des saints, et la tache spéciale de la nouvelle église était de construire la Nouvelle-Jérusalem. Ces idées et la mythologie qui les entourait flattaient à la fois le patriotisme et le goût du merveilleux des populations ignorantes des campagnes. Des missionnaires improvisés les répandirent de proche en proche, et des communautés mormones s’établirent de bonne heure dans l’Ohio, la Pensylvanie, l’Indiana et l’Illinois, aussi bien que dans le New-York. Au commencement de 1831, le siège de la secte était Kirtland dans l’Ohio, mais vers la fin de cette même année, sous l’action d’une révélation spéciale, Smith entraîna une émigration de douze cents mormons dans le comté de Jackson, Missouri, pour y « ; fonder la cité de Sion où le Christ devait régner en personne. » Cette communauté se distinguait des rudes colons qui l’entouraient par son industrieuse activité et r ses mours douces. Une persécution violente ne tarda pas à s’élever contre elle: on brisa ses presses, on supprima ses journaux, on fit subir toutes les avanies à ses ministres; finalement, en 1833, une bande d’hommes armés vint expulser de la contrée les familles mormones, qui s’en allèrent chercher un asile à lndependence dans le comté de Clay. Joseph Smith, en apprenant les malheurs de ses partisans, accourut de l’Ohio où il se trouvait alors, et, à la tête d’une troupe de mormons armés, essaya de répondre à la force par la force. Cette tentative ne réussit pas, et il dut retourner à Kirtland. Il se mit alors à compléter l’organisation religieuse de son Église. A la tête de la hiérarchie, qui devait assurer sa force, il plaça une sorte de triumvirat, s’assignant à lui-mème la première place en sa qualité de prophète et d’apôtre et s’ajoignant Rigdon et Williams comme ses assesseurs.

Le 4 février 1835, il se choisit douze apôtres auxquels il confia la mission de convertir les nations. Ils se répandirent en effet dans les états de l’Est; l’un d’eux débarquait en Angleterre en 1837, et le jour de Noël de cette même année, une première conférence de mormons anglais se réunissait à Preston. Ils firent de nombreuses recrues dans les villes manufacturières du Nord et dans le pays de Galles, et des convois d’émigrants mormons traversèrent fréquemment l’Atlantique pour rejoindre le gros de la communauté.

En mars 1836, quand le temple fut inauguré à Kirtland, plus de mille mormons étaient présents. De malheureuses transactions commerciales auxquelles le prophète fut mêlé et qui lui attirèrent des démêlés avec les tribunaux, le décidèrent à abandonner définitivement l’Ohio. Une révélation survint à point noinmé, pour confirmer sa décision. Sa présence était fort nécessaire au milieu de la colonie missourienne, qui souffrait de luttes intestines, en même temps qu’elle était en butte aux persécutions des « gentils. » Ceux-ci voyaient d’un oeil jaloux la marche envahissante des mormons et s’irritaient de leur prétention hautement affichée de conquérir tout le pays. Une sorte de guerre civile éclata; les milices de l’Etat intervinrent à la fin de 1838, en apparence pour rétablir la paix, mais en réalité pour débarrasser l’Etat de la présence des mormons. Plusieurs d’entre eux furent massacrés; le prophète, son frère, et quelques autres chefs furent emprisonnés, et la colonie mormone, forte d’environ 15000 personnes fut, en plein hiver, dépossédée de ses terres et expulsée de l’autre côté du Mississipi, dans l’Illinois. Bien accueillie par la population de cet Etat, elle y fonda la ville de Nauvoo, qui, deux ans après sa fondation, comptait déjà 2000 habitations, avec des écoles et des édifices publics. La législature de l’Etat concéda une charte à Nauvoo; les mormons furent autorisés à lever une milice placée sous les ordres du prophète, qui devint bientôt le chef à la fois religieux, civil et militaire d’une communauté de 20000 âmes, qui lui vouait une admiration et une obéissance sans réserves.

Ses partisans se multipliaient dans tous les Etats-Unis, et leur chiffre en Angleterre atteignait, disait-on, dix mille. Ces succès enivrèrent Joseph Smith qui, en 1844, osa se mettre sur les rangs pour la présidence des Etats-Unis. Ses moeurs étaient loin d’être irréprochables; toutefois ce ne fut qu’en juillet 1843 qu’il prétendit avoir reçu une révélation autorisant la polygamie.

Cette prétention souleva une vive opposition dans le sein même de la communauté. Les mécontents fondèrent à Nauvoo même un journal d’opposition, l’Expositor. Smith, qui en était venu à ne pouvoir souffrir la contradiction, donna ordre à ses janissaires de faire justice; les presses du journal furent brisées, le bureau démoli, et ses rédacteurs ne durent leur salut qu’à la fuite. Ils portèrent plainte devant les autorités de l’état qui profitèrent de l’occasion pour faire cesser un état de choses intolérable. La milice marcha sur Nauvoo et s’empara du prophète et de son frère Hyrum. Le bruit ayant couru que le gouverneur songeait à faire évader ses prisonniers, une bande d’hommes armés se jeta sur eux et les massacra (27 juin 1844).

La mort de Joseph Smith, loin d’être la ruine du mormonisme, sembla devoir assurer sa durée; elle mit l’auréole du martyre au front du prophète et renforça le fanatisme de ses partisans. Brigham Young, qui était devenu le conseiller le plus intime de Smith, fut appelé à lui succéder à la tête de la communauté, avec les titres de « voyant, révélateur et président des saints des derniers jours.»

En 1845, la législature de l’Illinois révoqua la charte de la cité de Nauvoo. Les conflits étaient fréquents entre les saints et les gentils, et la communauté elle-même souffrait de tiraillements intérieurs. Brigham Young comprit qu’il y avait là une situation qui ne pouvait se prolonger sans amener à courte échéance la ruine du mormonisme. Il fut résolu en conséquence qu’une nouvelle migration aurait lieu et que le siège de la communauté serait transporté par delà les limites des Etats-Unis, et à quelques centaines de lieues de toute terre civilisée. Cette résolution fut annoncée aux saints par une épître générale datée du 20 janvier 1846.

Une avant-garde de seize cents personnes partit avant la fin de l’hiver pour jeter les bases du futur établissement. Le territoire de l’Utah, que les mormons désignèrent sous le nom de Deseret, ou pays de l’Abeille, est un plateau compris entre les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada de Californie. Ce plateau aride semblait rebelle à toute culture, et il a fallu toute la ténacité de volonté de fanatiques en révolte contre la civilisation pour coloniser ces régions inhospitalières et en faire ce qu’elles sont devenues aujourd’hui, la grande étape entre New-York et San-Francisco.

On a souvent raconté cet exode de tout un peuple, s’accomplissant par un prodige d’audace et de discipline, au milieu des privations et des souffrances de toute nature, et aboutissant à la création, sur les bords du Grand-Lac-Salé, d’une civilisation étrange, mais à laquelle on ne saurait sans injustice refuser une certaine grandeur. Le succès de cette expédition suffirait pour faire vivre dans l’histoire le nom de Brigham Young. Il arriva dans la vallée en juillet 1847, et le gros des mormons dans l’automne de 1848. Une ville fut construite avec son tabernacle et ses édifices publics. La population augmenta rapidement.

En 1819, le congrès des Etats-Unis organisa l’Utah en territoire et reconnut Brigham Young pour gouverneur. En 1852, fut promulguée la «  loi céleste du mariage » qui autorisait la polygamie.

En 1853, fut posée la première pierre du temple monumental. Le gouvernement fédéral essaya vainement d’intervenir dans la législation, d’abord en nommant des juges, puis en envoyant un nouveau gouverneur à la place de Young. Traités en suspects, ces mandataires du gouvernement durent se retirer en 1856. L’année suivante, le gouvernement de Washington envoya dans l’Utah de nouveaux fonctionnaires, avec un corps de 2500 hommes pour les appuyer. Les mormons protestèrent vivement, mais finirent, par se soumettre. La question de la polygamie est demeurée entre eux et le Pouvoir fédéral la question délicate et a soulevé de continuels conflits. Toutefois, cet étrange peuple est en voie de rentrer dans les conditions normales d’existence des peuples civilisés;

la création du chemin de fer du Pacifique, en 1869, l’arrivée de nombreux colons non mormons, la mort enfin de Brigham Young, survenue en 1877, ont abaissé définitivement les barrières qui le séparaient du reste du monde. Dépouillé bientôt de son institution honteuse de la Polygamie, comme il l’a été de l’autonomie politique qu’il avait rêvée, il redeviendra une simple secte religieuse, plus bizarre que la plupart des autres, et qui pourra vivre longtemps encore, grâce à cette légende mystérieuse qui s’est faite autour de son berceau, et grâce surtout à ces traditions d’audace et d’héroïsme qui font de l’histoire particulière de cette secte l’un des chapitres les plus étonnants de l’histoire de la colonisation. On estime à 250.000 le nombre total des mormons; de 80 à 100.000 sont établis dans l’Utah.

Doctrine et discipline

Nous avons déjà parlé du plus important des livres sacrés des mormons, le Livre de Mormon, compilation indigeste et illisible, mais dont le succès s’explique par la large satisfaction qu’elle donne au patriotisme américain. D’après la révélation mormone, les juifs réfugiés en Amérique se partagèrent en deux groupes hostiles, les néphites et les lamanites. Ceux-ci, devenus infidèles exterminèrent les néphites et s’emparèrent du continent tout entier. Les Indiens sont leurs descendants. Le Livre de Mormon forme un volume de 563 pages d’impression compacte. Il se divise en quinze livres de longueur inégale attribués à divers auteurs. Cet ouvrage contient, outre le roman interminable des néphites et des lamanites, de longues exhortations, des visions et des paraboles, faible pastiche du langage biblique, et qui n’ont ni élévation morale ni valeur poétique.

Les anachronismes et les absurdités y fourmillent, Pour ne rien dire des fautes grossières de grammaire. Le second livre sacré du mormonisme est le Livre de la doctrine et des alliances (Book of Doctrine and Covenants); il renferme des instructions religieuses données par Joseph Smith à ses disciples, des révélations se rapportant à l’organisation, au culte et à la hiérarchie de l’Église, des prophéties, des visions, etc. Mentionnons enfin la Perle de grand prix, recueil de révélations, prophéties, discours de Smith, auquel il a joint un prétendu Livre d’ Abraham, qui se donne comme traduit d’un papyrus égyptien. La doctrine mormone forme le plus étrange éclectisme d’éléments bouddhistes, gnostiques, mahométans et chrétiens.

Dieu le père n’est pour eux que le plus puissant des hommes’ il est doué d’un corps, il a été engendré comme nous, il est marié à un grand nombre de femmes, et ses enfants sont nombreux comme les grains de sable de la mer. Ce Dieu, qui habite la planète Kolob, a charge de notre univers; d’autres dieux, également puissants, veillent sur d’autres mondes. Dieu n’étant qu’un homme perfectionné, chaque homme peut aspirer à devenir Dieu à son tour. Le Christ est né de l’union « matérielle » de Dieu et de la vierge Marie; les mormons retiennent la foi en la rédemption. La vie future ne sera que le prolongement de celle-ci; l’existence aura les mêmes nécessités et les hommes les mêmes passions et les mêmes occupations. Qu’on ajoute à ces idées bizarres, la doctrine de la transmigration des âmes, celle de la permanence des dons miraculeux, tout un système millénaire très complet, avec retour des juifs, y compris les dix tribus perdues, parousie et règne personnel du Christ pendant mille ans sur la terre, et l’on aura quelque idée de ce qu’est cette étrange théologie, véritable pandémonium où se sont donné rendez-vous toutes les excentricités de la pensée religieuse de tous les temps. La morale mormone ne s’élève pas au-dessus du terre-à-terre de l’égoïsme le plus absolu. Le dieu des mormons a été défini par l’un de leurs apôtres «  le plus égoïste des êtres vivants », et ses adorateurs s’efforcent de lui ressembler. Les deux grands devoirs du parfait mormon sont le patriotisme et le payement des dîmes; en règle avec la loi morale sur ces deux articles, il est libre pour tout le reste. S’enrichir et multiplier le nombre de ses femmes, à cela se borne son ambition. Toute pensée indépendante est supprimée; les fidèles s’engagent à n’être dans les mains de leurs chefs  « qu’une cire molle, un chiffon trempé dans du suif. »

Les formes du culte semblent avoir pour but d’exclure et d’étouffer la pensée. Le salut de l’individu dépend de rites symboliques multipliés; baptême par immersion fréquemment renouvelée; imposition des mains; cène où l’eau remplace le vin, cérémonies mystérieuses d’initiation. La prédication roule en général sur les intérêts matériels de la communauté, et ne tend en aucune façon à élever l’âme vers les choses invisibles.

La hiérarchie mormone comprend au sommet la présidence composée de trois hommes qui représentent sur la terre la Trinité divine, et dont l’un a la suprême autorité; puis le patriarcat conféré à vie à un homme qui a pour unique charge de distribuer des bénédictions puis les douze, qui ont le pouvoir de conférer les ordres et d’administrer les sacrements; puis les soixante-dix, qui, sous la direction des apôtres, ont la charge de faire la propagande. Les grands prêtres forment le cinquième ordre; ils officient toutes les fois que les dignitaires d’un rang plus élevé ne sont pas présents. Les évêques, les anciens, les prêtres, les instructeurs et les diacres forment les degrés inférieurs de cette hiérarchie, et appartiennent à la classe d’Aaron, tandis que les premiers forment celle de Melchisédek. Le conseil général est chargé de régler les difficultés qui peuvent survenir entre les fidèles; il existe aussi des grands conseils particuliers dans chaque communauté locale. Une conférence annuelle pour le règlement des affaires générales de l’église se réunit en avril; on assure que toutes les décisions y sont prises à l’unanimité.

Sources

Le mormonisme a donné naissance à une foule d’ouvrages. Ses écrivains, assez médiocres d’ailleurs, sont nombreux; nous nous bornons à indiquer les noms de: Spencer, Orson Pratt, Parly Pratt, Phelps, etc. Parmi les ouvrages racontant l’histoire et exposant les idées des mormons, nous mentionnerons les suivants:

Kidder, Mormonisn and the Mormons, New-York, 1852; Burton, City of the saints, Philadelphie, 1852; Ferris, Utah and the Mormons, New-York, 1854; Hyde, Mornonism its Leaders and Designs, New-York, 1857; Stenhouse, The Rocky Mountains saints, New-York, 1873. Nous possédons en français plusieurs ouvrages sur ce sujet, tels que: A. Pichot, Les Mormons, Paris, 1854; Jules Remy, Voyage au pays des Mormons, Paris,1860, et plusieurs articles de la Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1853, 15 février 1856, ler septembre 1859, 15 avril 1861, ler février 1872.

MATTH. LELIÈVRE.