Encyclopédie des sciences religieuses: La religion des Musulmans, ou Mahométisme

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877–lc-press

Le mahométisme ou islamisme, professé actuellement par plus de cent millions d’individus, est la religion des Arabes, des Persans, des Afghans, des Turcs, des Tartares, de l’Archipel indien, d’une partie de l’Indoustan et de toute l’Afrique septentrionale, depuis l’Egypte jusqu’au Maroc (voir Vambéry, Der Islam in neunzehnten Jahrhundert, Leipzig. 1875). En Chine, rapidement du terrain (voir Dabry de Thiersant, Le mahométisme en Chine et dans le Turkestan oriental, Paris, 1878). En Afrique, il se répand de plus en plus parmi les tribus idolâtres du centre (Bosworth Smith, Mohammed and Mohammedanism, 2e édit.). Mais si cette propagande active, qui pourrait devenir un danger pour l’avenir, mérite de fixer les regards des hommes politiques, le philosophe et l’historien, comme le fait observer Sprenger dans sa belle vie de Mahomet (Das Leben und die Lehre des Mohammed, 3 vol.) n’ont guère moins intérêt à étudier une religion sur la naissance et le développement de laquelle nous possédons les informations les plus sûres et les plus abondantes.

Et d’ailleurs, pendant le moyen âge, l’histoire du mahométisme est l’histoire même de la civilisation. C’est grâce aux musulmans que la science et la philosophie grecques, tirées de l’oubli, sont venues réveiller l’Occident et provoquer le grand mouvement intellectuel qui aboutit à la rénovation de Bacon (voir Renan, Averroès et l’ Averroïsme; Sprenger, ouvrage cité, introd., p. 4 ; Dieterici, Die Lehre von der Weltseele bei den Arabern im X. Jahrhundert, introd ; Dugat, Hist. des philosophes et des théologiens musulmans, préface).

— Au septième siècle de notre ère, le vieux monde agonisait. La conquête arabe lui infusa un sang nouveau. Mahomet avait emprunté sa doctrine tout entière aux étrangers. En échange il leur donna le Coran qui fut le point de départ d’une culture nouvelle ; car c’est pour préserver leur livre sacré contre toute altération que les musulmans durent créer, peu après la mort du prophète, la grammaire, la lexicographie et l’exégèse, laquelle, à son tour, donna naissance à la théologie, sœur de la philosophie. C’est ainsi qu’amenés à la curiosité scientifique, les musulmans, sous le règne des premiers Abbâsides, exhumèrent Aristote, Platon, Euclide, Archimède que par l’intermédiaire des Arabes d’Espagne ils transmirent à nos écoles d’Occident.

— Avant Sprenger, on attribuait le triomphe éclatant de Mahomet à des causes plus ou moins bizarres. Muir y voyait la main de Satan. Selon Carlyle, Mahomet était un de ces héros qui, de temps à autre, apparaissent au monde pour y accomplir l’oeuvre de la prédestination. En Allemagne, on rangeait Mahomet au nombre des prophètes, négligeant d’expliquer ce qu’on entendait par ce terme de prophète. Le premier, Sprenger a fait toucher du doigt la vraie cause du succès de l’islamisme. A l’époque où parut Mahomet, l’empire byzantin et celui des Perses s’effondraient d’eux-mêmes. Les Syriens chrétiens, opprimés par les Grecs, n’aspiraient qu’à s’en affranchir. Les Perses étaient hors d’état de résister. D’autre part, l’islamisme se présentait comme une simple formule à prononcer:

Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allàh, et Mahomet est son envoyé

formule moyennant laquelle on entrait sous la protection d’une nation puissante, libre, égalitaire et victorieuse. C’est donc à la force brutale et à l’intérêt personnel qu’il faut attribuer la rapide extension de l’islamisme. Les premières conversions furent peu sincères. On le vit bien, dans la suite, lorsque les principales provinces Musulmanes devinrent des foyers d’hérésies fondées sur d’anciennes croyances que l’islamisme n’était point parvenu à déraciner. En Arabie même, le mahométisme ne dut son salut qu’à l’extrême division des tribus qui, subjuguées l’une après l’autre, finirent par se ranger sous les drapeaux des plus forts et par faire cause commune avec eux parce qu’ils étaient vainqueurs. Car ni Mahomet ni ses successeurs ne purent extirper cette indifférence naturelle des Bédouins en matière de religion qui faisait dire à Mahomet, dans le Coran (chap. ix, vers. 98):

Les Arabes du désert sont les plus endurcis dans leur infidélité et dans leur hypocrisie, et il faut naturellement s’attendre à ce qu’ils ignorent les préceptes que Dieu a révélés à son envoyé.

Encore aujourd’hui, c’est à peine s’ils connaissent la profession de foi musulmane, et plusieurs voyageurs attestent qu’au lever du jour ils se prosternent devant le soleil. Ces considérations n’ont point échappé au savant auteur de la vie de Mahomet non plus qu’au docte professeur de l’université de Leyde, M. Dozy, à qui la science est redevable d’un excellent Essai sur l’histoire de l’islamisme (traduit du hollandais par Victor Chauvin, Paris, Maisonneuve). Leurs ouvrages seront pour nous les plus sûrs des guides dans l’exposé que nous allons tracer du mahométisme.

— Lorsque parut Mahomet, l’Arabie comptait, au nord, au sud et à l’est, de nombreux adhérents au judaïsme, au christianisme et au parsisme ; mais les Arabes de la Mekke et des régions avoisinantes étaient restés attachés aux superstitions de leurs ancêtres. Ils avaient bien une notion vague d’un être supérieur, qu’il nommaient Allâh (contraction de Al-ilâh « le Dieu ») ; mais ce dieu leur paraissait trop haut pour qu’ils pussent entrer en relations avec lui. Aussi préféraient-ils s’adresser à ses filles, les Djinns, dont l’esprit était censé résider dans certains
arbres et certaines pierres et rochers. Les Bédouins remarquaient-ils quelque belle pierre, ils en faisaient leur idole, l’arrosant du sang de leurs chameaux et lui demandant en échange l’accomplissement de leurs vœux. Le centre du culte était la Kaabah, sorte de temple carré, placé au milieu de la Mekke; et où était adorée notamment l’idole principale de la tribu mekkoise des Qoréïchites, statue d’agate rapportée de Mésopotamie ou de Syrie et appelée Hobal (voir Wüstenfeld, Geschichte der Stadt Mekka, IV, § 14). Ce temple, célèbre dans toute l’Arabie et vénéré par toutes les tribus, était, une fois l’an, l’objet d’un pèlerinage. Chaque tribu y avait dressé son idole, en sorte qu’il en contenait trois cent soixante; au dire des historiens arabes.
On y voyait aussi cette fameuse pierre noire qui passait pour avoir servi de marchepied à Abraham, alors qu’il édifiait la Kaabah. En dehors de ces marques purement extérieures de respect, les Arabes ne se souciaient guère de religion. La notion d’une vie future choquait particulièrement leur bon sens. Or, sans cette croyance, il ne saurait exister de religion digne de ce nom. Pourtant quelques esprits distingués ne se contentaient pas des grossières idées de leurs compatriotes. Déjà Caussin dé Perceval, en son Essai sur l’histoire des Arabes, avait montré que Mahomet eut, dans les hanîfs, de véritables précurseurs (voir Barthélemy Saint-Hilaire, Mahomet et le Coran, p. 69). Sprenger a complété la démonstration. Le mot hanif signifie littéralement « qui penche plutôt d’un côté que d’un autre; qui se détourne de; sectaire. » Or ces hanîfs, rejetant les idoles, inclinaient à croire en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et à la volonté de qui les hommes doivent s’abandonner entièrement. En arabe, Islâm est le terme qui désigne cette soumission absolue aux décrets divins, et l’homme qui professe l’Islâm est dit moslim (d’où musulman). On s’explique donc très bien cet aveu de Mahomet, dans le Coran, qu’avant lui il existait déjà des musulmans.

— Les historiens arabes rapportent que plusieurs personnes de la famille de Mahomet et de celle de Khadîdjah, sa première femme, se déclaraient hanîfs, et protestaient contre l’adoration des idoles. Le hanîfisme avait été vraisemblablement introduit à la Mekke par un certain Zéïd ben ‘Amr qui s’était rendu en Syrie tout exprès pour s’y informer de la meilleure des religions. S’étant entretenu avec des juifs et des chrétiens, mais peu satisfait de leurs réponses aux questions qu’il leur posait, il les aurait priés de lui indiquer une autre religion, et ceux-ci l’auraient engagé à embrasser le hanîfisme ou religion d’Abraham, consistant en une simple profession de foi en un Dieu unique. De retour à la Mekke, Zéïd commença à prêcher publiquement l’unité de Dieu. Souvent on le voyait, le dos appuyé contre la Kaabah, adresser des conseils et des reproches à ses concitoyens ; et il disait à haute voix:

Oui, j’en jure par celui qui tient mon existence entre ses mains, je suis le seul parmi vous qui suive la religion d’Abraham

(On sait que les Arabes regardaient Abraham comme le père de leur race) ; après quoi il ajoutait:

O Allàh, si je savais quelle est la formule d’adoration qui te plaît le mieux, je la pratiquerais ; mais je ne la connais pas » (Voir Weil, Sirat ap. Barthélemy Saint-Hilaire, p. 73).

— Mahomet ayant épousé Khadîdjah, riche veuve de la Mekke, subit d’autant plus facilement l’influence des hanîfs que par sa nature il était très porté à la rêverie. il aimait beaucoup à s’entretenir avec Zéïd ben ‘Amr, avec des juifs et des chrétiens ; et depuis que son mariage avec la riche Khadîdjah lui avait enlevé tout souci de la vie matérielle, c’était les idées religieuses qui formaient le sujet ordinaire (le ses méditations. Sa mère Amînah, d’un tempérament très nerveux et très impressionnable, lui avait transmis le germe d’une maladie que ses symptômes, minutieusement décrits par les historiens musulmans, ont permis au docteur Sprenger d’assimiler avec l’hystérie. Les attaques de ce mal très semblable à l’épilepsie faisaient croire aux Qoréïchites que Mahomet était possédé d’un djinn. Lui- même en fut d’abord convaincu. Souvent il s’entendait appeler ; mais il avait beau regarder de tous côtés, il ne découvrait personne. Mahomet avait dépassé sa quarantième année lorsqu’il eut sa première révélation. Un jour (vers 612 de notre ère), se trouvant solitaire, sur le mont Hirâ situé à environ une heure de la Mekke, il s’endormit, accablé par la chaleur, et vit en songe un être surnaturel qui, s’approchant vivement, lui dit:

iqra’ « prêche. »

Il paraît certain qu’à cette époque Mahomet se sentait déjà poussé à prêcher l’unité de Dieu, voulant imiter en cela Zéïd ben’Amr et peut-être aussi d’après les conseils de Bahîrâ (voir l’article Coran). La vision qu’il eut d’un ange lui ordonnant de prêcher doit être sûrement attribuée à la surexcitation de son cerveau sous l’empire de ses préoccupations religieuses. Toutefois, c’était avec appréhension que Mahomet envisageait les luttes qu’il aurait à soutenir contre lès Mekkois s’il se décidait à combattre ouvertement leurs croyances établies: aussi, épouvanté de l’ordre que son propre esprit lui intimait en songe, répondit-il à l’ange:

Je ne suis pas un prédicateur.

Par deux fois l’être surnaturel répéta son commandement et par deux fois Mahomet le repoussa ; puis il se réveilla. Pendant longtemps il attendit en vain que la vision se renouvelât, et, persuadé qu’il avait été en butte à l’obsession d’un djinn, il résolut de mettre fin à ses jours en se précipitant du haut du mont Hirâ. A ce moment même, l’esprit se montra à lui et le salua du titre d’envoyé de Dieu. Cependant, Khadîdjah, inquiète de l’absence prolongée de son mari, avait envoyé des gens à sa recherche. Rentré près de sa femme, Mahomet lui fit part de ses visions et des doutes qu’elles suscitaient dans son âme. Khadîdjah, dit la tradition, le consola de son mieux, l’assurant que rien ne pourrait ébranler sa foi en lui et que Dieu l’avait certainement choisi pour être le prophète de sa nation. Néanmoins, effrayée de la confidence qu’elle avait reçue, elle eut recours aux lumières du vieux Waraqah, son cousin, hanîf comme elle. Celui-ci ne parut nullement étonné de ce qu’il apprenait.

Si ce que tu viens de me raconter est vrai, dit-il, ton mari a reçu une révélation et sera le prophète de notre peuple.

Peu après, Waraqah ayant rencontré Mahomet, l’aurait engagé à obéir aux ordres de l’ange et à prêcher. A partir de cette époque, Mahomet se crut réellement appelé à propager une religion nouvelle et si plus tard il trompa réellement ses compatriotes en leur donnant comme révélés des récits qu’il tenait du juif Bahîrâ ou en promulguant comme divines des lois dictées souvent par son caprice, c’est qu’ayant foi en sa mission, il pensait que le but justifie les moyens. Au surplus il faut distinguer trois périodes dans la carrière prophétique de Mahomet. La première, pendant laquelle il n’a que des idées peu arrêtées sur sa propre religion, est consacrée à détruire le paganisme et à y substituer la croyance en un seul Dieu et à une vie future dans laquelle seront récompensées les bonnes actions et punies les mauvaises. Dans la seconde période, Mahomet aux prises avec les Qoréïchites incrédules et railleurs se voit forcé d’improviser des réponses à des objections qu’il n’avait pas prévues

Si, lui disaient les Qoréïchi tes, tu es réellement l’envoyé d’Allah, opère quelque miracle.

Mis au pied du mur, Mahomet en est réduit à présenter le Coran même comme un miracle.

Eh bien, repartissent, les Qoréïchites, ton Coran a beau être un miracle il ne nous convainc pas. Pourquoi ton dieu, qui est si puissant, ne change-t-il pas nos cœurs ?

Ici, Mahomet répond par ce pitoyable argument:

Dieu dirige dans le vrai chemin qui il veut, et égare qui il veut. Vous êtes du nombre des égarés, ô Qoréïchites, et de ceux que de toute éternité Dieu prédestinait au feu de l’enfer.

Ainsi crée Mahomet par boutade son dogme de la prédestination, dogme qui est en contradiction
manifeste avec celui de l’acquisition, par les actes, du mérite ou du démérite. Cette contradiction n’échappa nullement aux fidèles, qui, du vivant même de Mahomet, lui exprimèrent leur étonnement.

Si tout est fixé d’avance, ô messager de Dieu, dit un jour un musulman à Mahomet, pourquoi donc agirais-je?

Mahomet, fort irrité de cette question indiscrète, répondit avec humeur que l’homme, ne sachant s’il était prédestiné au paradis ou à l’enfer, devait agir comme si ses actes n’étaient pas déterminés d’avance (voir S. Guyard, ‘Abd arRazzáq et son traité de la prédestination et du libre arbitre dans le Journal asiatique de février-mars 4873).

— Dans la troisième période, Mahomet, devenu le chef d’une puissante communauté, fut conduit à lui prescrire des lois et à régler définitivement les rites et cérémonies du culte. C’est alors qu’en sa qualité de prophète reconnu, il dut revêtir d’un caractère divin les résolutions que lui inspiraient les besoins du moment. Par exemple, Mahomet voulait conserver à la Mekke son rang de capitale de l’Arabie. Il imposa donc aux musulmans, scandalisés d’abord, mais bientôt soumis, de continuer à s’y rendre en pèlerinage pour y accomplir les sept tournées autour de la Kaabah. Or ce pèlerinage était, comme on l’a vu, l’une des anciennes coutumes du paganisme. C’est aussi durant cette période que Mahomet précisa le dogme de l’unité de Dieu, celui de sa mission et celui de la vie future.

— Les premiers convertis furent Khadîdjah, ‘Alî qui épuisa Fâtimah, fille de Mahomet, Zaïd, affranchi du prophète, Aboû Bekr l’un de ses beaux-pères, ‘Othmân et ‘Omar. D’autres, moins illustres, suivirent de près cet exemple. Aboû Bekr et ‘Omar, qui plus tard succédèrent à Mahomet, peuvent être considérés comme les colonnes de l’islamisme naissant. Sans eux, la religion de Mahomet eût infailliblement péri, étouffée dans son germe. Le prophète manquait de sens pratique et d’énergie dans l’action, qualités que possédaient éminemment la première Aboû Bekr et ‘Omar la seconde. Aussi Mahomet ne prenait-il jamais une décision sans l’avis de son beau-père: ‘Omar se chargeait de l’exécution. Et pourtant, malgré l’appui de ces deux hommes, les débuts de la prédication furent extrèmement pénibles. Il n’était pas d’injures et de menaces dont ne fussent accablés Mahomet et ses partisans. C’est pourquoi le prophète conseilla aux premiers musulmans d’émigrer en Abyssinie. La situation de Mahomet, demeuré presque seul, devint si intolérable que dans un moment de faiblesse il apostasia et associa à Allâh trois des idoles Qoréïchites, Allât, ‘Ozza et Manât (Coran, chap. LIII, vers. 19 ss.)

Les fugitifs d’Ayssinie revinrent alors à la Mekke; mais Mahomet s’étant rétracté, la persécution reprit de plus belle. Plusieurs musulmans furent mis à la torture. Sur ces entrefaites, les habitants de Médine, qui détestaient les Qoréïchites, ayant appris ce qui se passait à la Mekke, envoyèrent au prophète une députation pour lui offrir de le protéger lui et les siens. C’était une occasion de manifester leur haine contre les Qoréïchites. En outre, beaucoup de juifs résidaient à Médine: ils entretenaient souvent les Médinois de la venue d’un Messie qui devait faire passer la suprématie des mains des enfants d’Ismaël aux mains des fils d’Israël. Les Médinois virent dans Mahomet le Messie attendu et pour supplanter les juifs, ils s’empressèrent de le reconnaître. Mahomet accueillit avec joie ces ouvertures et députés médinois ayant embrassé l’islamisme et répondu des sentiments de leurs concitoyens, le prophète expédia ses partisans par petits groupes sans que les Mekkois missent obstacle à leur départ. Mais lorsqu’il ne resta plus à la Mekke que Mahomet, Aboû Bekr et ‘Ali, les Qoréïchites commencèrent à se repentir de ne point s’être opposés à la fuite des musulmans. Prévoyant que Mahomet, une fois à Médine, pourrait sérieusement entraver leur commerce en s’emparant des caravanes que chaque année ils envoyaient en Syrie, ils résolurent de mettre à mort leur compatriote. Averti de ce complot, Mahomet s’échappa secrètement de la ville en compagnie d’Aboû Bekr, et, trois jours après, ‘Ali, qui, revêtu du manteau vert du prophète, s’était jeté sur son lit afin de donner le change aux espions Qoréïchites aux aguets, vint le rejoindre à Médine. C’est là ce que les musulmans appellent Hidjrah l’hégire ou émigration de Mahomet. Cet événement, arrivé en de notre ère, est le point de départ de l’ère musulmane.

— Aussitôt installé à Médine, Mahomet s’occupa de régler le culte. Il fit construire un temple, Masdjid (« lieu de prosternation » d’où mosquée) et décida que cinq fois par jour les musulmans seraient appelés à la prière. Son esclave Bilâl fut chargé de ce soin et reçut le titre de Mo’azzin (Muezzin « qui annonce. » ) Les prières devaient être précédées d’ablutions. Pendant la prière, Mahomet remplissait les fonctions d’Imam « modèle » ): c’est-à-dire que, placé en avant des fidèles, et le visage tourné vers Jérusalem, il prononçait à haute voix la prière qui devait être répétée, en imitant tous ses gestes, par les assistants. Mahomet n’avait choisi Jérusalem pour Qiblah ( « point vers lequel on fait face » ) que pour se concilier les Juifs, fort nombreux à Médine. Plus tard, lorsqu’il eut exterminé ces hôtes incommodes qui le battaient sur son propre terrain, il remplaça Jérusalem par la Mekke, sa ville natale, et dès lors tous les musulmans en quelque lieu qu’il se trouvent s’orientent vers la Kaabah, au moment de la prière. Mahomet institua aussi le jeûne, emprunté aux juifs. Seulement il choisit pour le célébrer le mois de Ramadhân (Ramazan chez les Persans et les Turcs) neuvième mois de l’année arabe. A peine eut-il pris ces premières dispositions, le prophète songea à tirer vengeance des Qoréïchites. Par son ordre, les émigrés commencèrent à attaquer des caravanes mekkoises. On fit du butin et ce premier succès enflamma le courage des musulmans. Mais leur ardeur fut portée à son comble lorsque des révélations vinrent déclarer obligatoire la guerre sainte contre les infidèles (djihâd) et promettre aux martyrs de la foi (chahîd, pluriel chohadâ) qu’ils entreraient tout droit en paradis. Un grand nombre d’anecdotes montrent que cette perpective des jardins ombreux du paradis, rafraîchis par des cours d’eau et ornés de houris (Hoûr « femmes aux yeux noirs ») ne fut pas le moindre stimulant du courage des musulmans. Non seulement elle leur faisait mépriser la mort, mais elle la leur faisait désirer. Après quelques alternatives de succès et de revers, Mahomet, dont la puissance croissait de jour en jour, put réunir une armée forte de huit mille hommes et réaliser le but de sa vie. En 630, huitième année de l’hégire, il marcha contre la Mekke et s’en ’empara presque sans coup férir. Bon gré mal gré, les Qoréïchites durent se résigner à devenir musulmans. Ils adoptèrent la religion nouvelle sans enthousiasme, comme bien l’on pense, mais bientôt, comprenant que le pouvoir de Mahomet retombait en leurs mains, ils se rangèrent franchement du côté de leur vainqueur et les autres tribus de l’Arabie, comprenant que toute résistance était impossible, se soumirent à l’envi.

Maître de la Mekke, Mahomet se rendit à la Kaabah. Il donna l’ordre de briser les idoles, mais respecta la pierre noire comme ayant servi de marchepied à Abraham. Quant au pèlerinage, non seulement il ne l’abolit point, mais il en fit un des devoirs fondamentaux de l’islamisme. C’est que par là il assurait à sa propre tribu l’hégémonie et croyait consolider l’unité politique de l’Arabie. Deux ans plus tard, Mahomet s’éteignait à Médine où il fut enterré.

Outre les dogmes fondamentaux de l’unité de Dieu, de sa mission divine, de la prédestination et de la vie futur, Mahomet laissait aux musulmans cinq devoirs d’obligation divine à accomplir:

  • la prière,
  • le jeûne,
  • l’aumône (ou dîme aumônière),
  • la guerre sainte
  • et le pèlerinage.

Il leur laissait aussi, dans le Coran, un code complet pour son époque de lois civiles et criminelles, code qui dans la suite des temps s’est accru des décisions rendues par les khalifes et docteurs de la loi. Nous n’avons pas à nous en occuper ici et nous nous bornerons à faire observer que relativement à la jurisprudence et aux rites les musulmans orthodoxes ont à choisir entre quatre sectes également reconnues qui ont été fondées du premier au troisième siècle de l’hégire par Aboû Hanîfah, Chafi’i’, Malik et lbn Hanbal, et dont les partisans se nomment hanafites, châfi’ites, malikites et hanbalites (voir le tableau si complet de l’islamisme moderne chez d’Ohsson, Tableau général de l’Empire Ottoman.) Nous ne traiterons pas davantage de la morale du Coran, car elle est tout entière empruntée au christianisme (sur les éléments chrétiens du Coran, voir E. Sayous, Jésus-Christ d’après Mahomet, Paris, 1880). Seulement il est important d’ajouter que les effets en sont neutralisés par la théorie de la prédestination qui, en dépit des déclarations de Mahomet relativement au libre arbitre, conduit au fatalisme et détruit toute idée de responsabilité chez l’homme. En vain, les théologiens musulmans ont tenté de réconcilier le déterminisme avec la liberté restreinte, comme l’avait fait déjà Mahomet lorsqu’il répondit à un Arabe qu’il faut agir sans se préoccuper de savoir si l’on est destiné au paradis ou à l’enfer. C’est précisément cette préoccupation qu’il était impossible aux musulmans de bannir de leur esprit, et la certitude de n’être qu’un instrument entre les mains de Dieu devait forcément étouffer en eux toute velléité d’user de leur libre arbitre. La réaction qui se produisit dès le premier siècle de l’hégire contre le dogme inique de la prédestination donna naissance à la secte des mo’tazilites.

— S’il y a conflit dans le Coran entre le libre arbitre et la prédestination, la question de la nature de Dieu ne soulève pas moins de difficultés. Dès que l’étude du livre sacré eut été instituée, au premier siècle de l’hégire, dans des écoles de Koûfah et de Basrah (Bassorah), on vit surgir les premières sectes. Mahomet affirme l’unité absolue de Dieu et déclare qu’en dehors de lui on ne peut admettre aucun principe; il ajoute que Dieu ne doit être comparé à rien, ce qui ne l’empêche pas de parler de la puissance, de la bonté, de la clairvoyance du créateur, de menacer les incrédules de sa colère, tous attributs essentiellement humains. Il dit aussi que Dieu a créé l’univers de ses propres mains, qu’il est assis sur un trône, qu’à la fin des temps tout s’anéantira excepté sa face. Ces expressions, prises au pied de la lettre par les uns, expliquées métaphoriquement par les autres, conduisirent certains docteurs à un anthropomorphisme grossier (les sifâtites), certains au panthéisme. Effectivement les panthéistes soutenaient que puisque Dieu est le seul principe existant, ses attributs et l’univers lui-même avec tout ce qu’il renferme doivent en être une émanation. Ajoutons qu’au surplus le panthéisme ne fit son apparition chez les musulmans qu’assez tardivement et par l’intermédiaire des sectes gnostiques comme les ismaéliens (voir l’article Assassins). Les mo’tazilites, ou dissidents, considérant que la prédestination est incompatible avec l’attribut divin de justice, rejetaient ce dogme et enseignaient le libre arbitre ou création par l’homme de ses actes moraux (voir Steiner, Die Mutaziliten oder die Freidenker im Islâm, Leipzig, 1865). Les djabarites rejetaient au contraire toute participation de l’homme à la création des actes, sous prétexte que Dieu seul a le pouvoir de créer. Au milieu de ces querelles, les orthodoxes étaient fort embarrassés, nous entendons les gens instruits, car la majorité des musulmans ne s’inquiétait guère de ces disputes. Les docteurs orthodoxes s’en tenaient forcément à la lettre du Coran, tenant pour impie quiconque cherchait à pénétrer le mystère de ses contradictions. Sous le khalifat de l’Omayyade ‘Abd-al-Malik, les orthodoxes eurent même recours à l‘ultima ratio. Ils obtinrent du khalife une sentence de mort contre le plus célèbre des théologiens mo’tazilites. Mais un partisan du libre arbitre, Yazîd III, étant monté sur le trône, les doctrines des mo’tazilites se répandirent de plus en plus et ne disparurent qu’au dixième siècle de notre ère.

Ces sectes n’étaient dangereuses que pour l’Église. D’autres, contemporaines aussi des premiers successeurs de Mahomet, s’attaquèrent à l’État même. Nous voulons parler du schisme de kharidjites et surtout de celui des chî’ites qui a divisé et divise encore en deux camps le monde musulman. Le gendre de Mahomet, pouvait espérer succéder immédiatement au prophète. Il se vit préférer Aboû Bekr, ‘Omar et ‘Othman. Et lorsqu’enfin, après le meurtre d’Othman, il fut élu khalife par la majorité des musulmans, il se vit disputer le pouvoir par l’ambitieux préfet de Damas, Mo’âwiyah, le fondateur de la dynastie des Omayyades. ‘Ali aurait pu écraser son adversaire à la bataille de Siffîn, il préféra s’en remettre à la décision de deux arbitres qui le trahirent et le déposèrent. C’est alors que douze mille de ses partisans l’abandonnèrent et, se refusant aussi à reconnaître Mo’âwiyah, déclarèrent que le pouvoir spirituel et temporel, l’Imâmat, devait être confié non pas comme le pensait la majorité à un membre de la tribu qoréichite, mais à tout fidèle qui s’en montrerait digne. Ces révoltés (kharidjites) se retirèrent en Mésopotamie, puis dans le Khoûzistân, en Perse, et il fallut leur faire une guerre d’extermination pour s’en débarrasser. Chassés d’Asie, ils se réfugièrent en Afrique, où ils trouvèrent le meilleur accueil chez les Berbères. Après l’assassinat d’Alî, son fils aîné Hasan ayant résigné le pouvoir entre des mains de Mo’âwiyah, et le cadet, Hosaïn, ayant été mis à mort par ordre de Yazîd, fils et successeur de Mo’âwiyah, les partisans d’Ali n’en restèrent pas moins fidèles à la malheureuse famille du prophète ‘et désormais il n’y eut plus d’accord possible entre eux et entre les musulmans orthodoxes.

Ils reçurent le nom de chîites ou sectaires. Ces chi’ites, persans pour la plupart, étaient par là même hostiles au principe électif en vertu duquel la communauté musulmane avait successivement élevé au khalifat Aboû Bekr, ‘Omar et ‘Othmân. Chez les Perses, la royauté était héréditaire, et le souverain était considéré comme le représentant de Dieu sur la terre. Les partisans d’Alî s’imaginaient donc que le khalifat aurait dû passer directement de Mahomet à son gendre, le prophète ne laissant pas de descendant male. Aussi les trois premiers khalifes sont-ils pour eux nuls et non avenus. Les plus fanatiques allèrent même jusqu’à voir dans ‘Alî une incarnation de la divinité, et cette doctrine se transmit à un grand nombre de sectes qui se réclament des descendants d’Ali: on les nomme chî’ites outrés (Gholât).

Le chî’isme s’est naturellement propagé en Perse où de nos jours il règne encore. Les plus modérés même des chî’ites accusent les sunnites ou orthodoxes d’avoir falsifié le Coran et d’en avoir supprimé tous les passages où Mahomet parlait d’Ali. Nous ne pouvons passer en revue toutes les branches du chî’isme. On en trouvera la description dans l’introduction de S. de Sacy à son Histoire des Druses, dans la traduction allemande, due à Haarbriicker, du Livre des sectes de Chahrastânî (Religionspartheien und Philosophenschulen, Halle, 1850-1851) et dans l’Histoire des philosophes et des théologiens musulmans de M. G. Dugat (Paris, 1878). Nous ajouterons seulement que, sous couleur de chî’isme, d’habiles novateurs introduisirent subrepticement dans l’islamisme les anciennes croyances dualistes et les données philosophiques et gnostiques de l’émanation et de la métempsychose.

De ce mélange naquirent les hérésies des ismaéliens, des assassins, des nosaïris et des druzes qui se répandirent en Perse, en Syrie, en Egypte et dans l’Inde, et sur lesquelles on peut voir nos articles Assassins et Druzes. Le babisme qui a paru en Perse il y a peu d’années est l’héritier direct des anciennes doctrines des chi’ites outrés (voir De Gobineau, Les religions et les philosophies dans l’Asie centrale, Paris, 1866, et le mémoire de Kazem Beg dans le Journal asiatique, fie série, VII et VIII).

— C’est sous les premiers Abbâsides, de 750 à 861 de notre ère, que l’étude de la philosophie grecque s’implanta chez les musulmans. Si, à la vérité, elle détacha de la religion beaucoup de penseurs, on peut dire que du même coup elle assura le triomphe de l’orthodoxie. Les théologiens, mettant la dialectique des philosophes au service de la foi, créèrent ainsi le Kalâm ou théologie scholastique. Le véritable fondateur du Kalâm, Al-Ach’arî, qui vivait au dixième siècle de notre ère, avait commencé par être mo’tazilite. Mécontent des doctrines qu’il professait d’abord il rentra dans le giron de l’Église. Son système, qui prétend concilier la philosophie et la foi, ne peut soutenir un examen sérieux ; mais ik est commode et propre à rassurer les consciences, timorées. Il est donc naturel que, sauf en Perse, l’Ach’arisme ait supplanté toutes les sectes dissidentes. A partir du dixième siècle il reste seul en face de la philosophie et des encyclopédistes de Basrah, dont les traités si curieux ont été traduits en allemand par Dieterici (voir notamment, Die Philosophie der Araber im X. Jahrhundert, Leipzig, 1876. Pour les Ismaéliens et les Druzes, voir les articles spéciaux que nous leur avons consacrés). Sur le système d’Al-Ach’arî on lira avec fruit Spitta, Zur Geschichte Abu’l-Hasan Al-As’ari’s, Leipzig, 1876; Mehren, étude sur Al-Ach’ari., dans le troisième volume du congrès international des orientalistes. Voir aussi Schmölders, Essai sur les écoles philosophiques chez les Arabes, Paris, 1842, ouvrage qui, toutefois, ne doit être consulté qu’avec précaution surtout en ce qui concerne le curieux opuscule de Ghazzâlî, intitulé le Préservatif de l’Erreur.

M. Barbier de Meynard a publié une excellente traduction de cet ouvrage si important pour l’histoire des sectes musulmanes dans le Journal Asiatique de janvier 1877. — Le mysticisme ou soûfisme, qui a joué un si grand rôle dans le monde musulman ne forme pas à proprement parler une secte spéciale. Fondé sur un amour ardent de la créature pour le créateur, il doit avoir été, comme le pensent les auteurs musulmans, institué par une femme embrasée de l’amour divin. Que le soûfisme puisse aboutir et ait abouti réellement au panthéisme, c’est ce que l’on ne peut nier: il n’en est pas moins vrai que beaucoup de soûfis sont restés ou ont cru rester orthodoxes. Nous étudierons en son lieu cette intéressante manifestation de l’esprit humain.
— On chercherait vainement de nouveaux systèmes ans l’histoire moderne de l’islamisme, si l’on excepte le wahhâbisme, qui s’est produit au commencement de ce siècle en Arabie et qui n’est d’ailleurs qu’une tentative pour revenir au mahométisme pur et dur le dégager de toutes les superstitions qui au cours des siècles se sont greffées sur lui (voir Histoire des Wahabis, par L. A***, Paris, 1810; Mémoire sur les trois plus fameuses sectes du musulmanisme, par M. R***, Paris, 1818). Au seizième siècle l’empereur mogol Akbar essaya bien de substituer une religion nouvelle au mahométisme (Voir Rehatsek, The Emperor  Akbar’s repudiation of Esslani, Bombay, 1866) ; il n’y réussit point et l’islamisme compte aujourd’hui près de vingt millions d’adhérents dans l’Indoustan (sur les particularités de la religion musulmane dans l’Inde, voir le mémoire de Garcin de Tassy, Paris, Maisonneuve, 1869). La Perse, bien que travaillée par le bâbisme, n’en est pas moins musulmane. La Turquie d’Europe et d’Asie, les Tartares de Russie et du Turkestan, la Syrie, la Palestine, l’Arabie, l’Egypte, Tunis et le Maroc professent l’orthodoxie la plus étroite. Pour ce qui est des Arabes du désert, bien qu’indifférents, ils ne se considèrent pas moins comme des musulmans. Et, comme nous le disions au début de cet article, le mahométisme, loin de perdre du terrain, en gagne tous les jours dans la Chine et dans l’Afrique centrale. Pendant longtemps encore il faudra compter avec lui.

STANISLAS GUYARD.

Encyclopédie des sciences religieuses – 1877

Encyclopédie des sciences religieuses
publiée sous la direction de F. Lichtenberger

Doyen de la faculté protestante de Paris, 
Ancien professeur à la faculté de Théologie de Strasbourg
Paris 1877


Note de Vigi-Sectes

Cette préface et les différents articles de cette encyclopédie vieille d’un siècle et demi, nous donnent un éclairage différent sur les mouvements religieux anciens.

Les scientifiques et théologiens humanistes d’antan manquaient de recul pour décrire les mouvements religieux naissants, mais nous éclairent sur la perception qu’on en avait à l’époque.

Ces anciennes études donneront aux chercheurs aussi des informations pertinentes sur:

  • l’histoire et l’évolution de ces mouvements,
  • la capacité des théologiens à discerner leur essence, et
  • … des détails d’époque significatifs, qui échappent aux travaux contemporains.

Ces articles sont appréciés pour leur valeur historique, nous ne nous associons pas forcément à l’intégrité de leur contenu. 

Nous les  reproduisons sans commentaire, avec l’orthographe d’antan.

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Encyclopédie des sciences religieuses: Cabale

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877–


La théosophie juive appelée la Cabale se donne pour une révélation communiquée par Dieu à Abraham, selon les uns, à Adam, selon d’autres, et transmise ensuite par une chaîne non interrompue d’initiés. C’est de là que vient le nom par lequel on la désigne, le mot hébreu Cabbala signifiant tradition, ou ce qui se conserve par tradition, du verbe cabal qui, au pihel qibbel, a le sens de recevoir par transmission. Cette légende mise de côté, on peut regarder comme certain que les spéculations philosophiques qui composent la Cabale commencèrent à se former pendant le siècle antérieur à l’ère chrétienne, et ne furent enseignées pendant longtemps que de vive voix et sous le sceau du secret, à un petit nombre de disciples.

Il est fait mention en effet dans la Mischna de la Maassé Bereschith, interprétation allégorique du récit de la création dans le premier chapitre de la Genèse, et de la Maassé Mercaba, interprétation également allégorique de la vision du chariot, rapportée au chapitre premier d’Ezéchiel (c’est le thème et la base même de la Cabale), et il y en est parlé comme d’une doctrine secrète, qu’il n’est permis d’expliquer qu’à une ou deux personnes seulement, et encore après s’être assuré de leur caractère et de leur intelligence (Chagiga, 11,2. On sait d’un autre côté que, dans le courant du siècle antérieur à l’avènement du christianisme, il s’éleva dans la Judée des plaintes sur l’abus, qu’on faisait du premier chapitre de la Genèse et du premier d Ezéchiel, et que, pour mettre un terme à des explications qu’on regardait sans doute comme dangereuses pour les opinions reçues, on prit le parti d’interdire la lecture de ces deux passages de la Bible à quiconque n’avait pas atteint 1’âge de raison (trente ans). Ces plaintes se rapportaient évidemment à la Cabale naissante, et la mesure qu’on prit avait pour but d’en arrêter ou du moins d’en rendre plus difficile la propagation.

La plus ancienne exposition par écrit qui soit connue de cette théosophie, se trouve dans un petit ouvrage d’une douzaine de pages à peine, portant le titre de Sepher Jetzira (Livre de la création). La langue en est un hébreu qui est tout à fait analogue à celui de la Mischna. Cette circonstance semble une preuve décisive que cet opuscule fut composé de la fin du second siècle avant Jésus-Christ au commencement du troisième de l’ère chrétienne. On l’attribue d’ordinaire à Akiba (mis à mort en 135); mais il est difficile de croire que ce rigide et fougueux docteur de la Loi ait été d’un caractère à se plaire à la culture d’abstractions spéculatives telles que celles dont le ( Sépher Jetzira ) est rempli.

Cet écrit se compose d’une série d’affirmations, dont le maître donnait sans doute l’explication à ses disciples dans des leçons orales, mais qui ne seraient pour nous que des énigmes indéchiffrables, si nous n’avions pour nous guider d’un côté les commentaires qu’on en a faits et d’autres ouvrages plus développés dans lesquels des cabalistes postérieurs ont exposé la doctrine de leur école, et d’un autre côté les systèmes, fort nombreux d’ailleurs, dans lesquels, en d’autres temps et d’autres lieux, on a présenté avec plus de clarté des conceptions du même genre.

Cette théosophie appartient en effet à la famille des systèmes philosophiques qui, identifiant les lois qui régissent le monde(ordo et connexio rerum) avec les règles logiques d’après lesquelles s’enchaînent les conceptions de l’esprit humain (ordo et connexio idearum), veulent expliquer tout ce qui existe par une évolution de l’Être, et d’après lesquels il n’existe que l’Etre et ses diverses manifestations, Deus et modi essendi Dei, selon l’expression. de Spinosa.

Avec ces secours on peut espérer de saisir, sinon peut-être le sens de tous les détails, du moins la marche générale des doctrines de la Cabale. Le Sépher Jetzira se divise en deux parties. La première porte ce titre spécial:Les trente-deux voies de la sagesse. Elle a pour but de décrire l’évolution de l’Être (de Dieu) en lui-même, c’est-à-dire de montrer comment l’Être, qui n’est pas cependant encore l’Etre, mais qui est ce qui peut le devenir, prend conscience de lui-même, ou, dans un langage plus conforme à ce genre de systèmes, comment l’Etre virtuel passe à l’état d’Être réel, ou bien encore, comment l’indéterminé en hébreu a i n,(nihil) arrive à se déterminer comme principe unique de tout ce qui peut et doit exister (le Zohar fait remarquer que ¨Dieu en soi n’est rien de déterminé et qu’il est même, en dehors de ce que dans le langage humain on appelle quelque chose¨) .

La seconde partie porte plus particulièrement le titre de Sépher Jetzira (Livre de la création), et c’est en effet ici que commence ce que dans le langage vulgaire on appelle la création, c’est-à-dire la série des manifestations de Dieu. Il y est question de l’évolution de l’Être en dehors de lui-même, si on peut ainsi dire, puisque dans le système il n’y a rien en dehors de l’Être ou de Dieu; ou, en d’autres termes, on y décrit comment s’opèrent les manifestations de Dieu, sous les formes diverses des êtres et des choses dont l’ensemble compose l’univers, autant dans le monde intelligible que dans le monde sensible.

L’Être, une fois qu’il a pris possession de lui-même par les trente-deux voies de la sagesse, se manifeste d’abord comme pensée et comme parole. Comme pensée (les dix séphiroth, decem enumerationes, symbole de l’abstrait), il est l’intelligible en général, c’est-à-dire la conception de l’ensemble de tout ce qui peut être; et comme parole (les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, éléments du langage), il est non plus seulement la conception d’ensemble de toutes les idées générales, mais ces idées générales elles-mêmes, se distinguant les unes des autres par des caractères spéciaux, c’est-à-dire par des noms qui expriment ces caractères divers et qui sont formés de combinaisons diverses des lettres de l’alphabet.

Il y a évidemment ici deux manières d’être, sinon entièrement différentes, du moins distinctes. La Cabale les séparera plus tard l’une de l’autre, et en fera deux phases successives, non quant au temps, mais quant à l’ordre logique, de l’évolution descendante de l’Etre. Mais confondues ou séparées, elles sont en somme l’équivalent de ce qu’on appelle dans le langage platonicien (qui sur ce point est aussi celui de Philon), le monde intelligible ou suprasensible. Puis ces conceptions idéales, représentées dans leur généralité abstraite par les dix séphiroth, et dans leurs déterminations en idées de genre par les vingt-deux lettres de l’alphabet, se reproduisent à leur tour, à un degré inférieur de l’existence, sous la forme de ce que dans la philosophie platonicienne on désigne sous le nom de monde sensible, c’est-à-dire sous les formes infiniment variées des êtres individuels et des choses particulières. L’évolution de l’Être s’arrête ici; au-dessous de ce modus essendi Dei, de cette forme d’existence du principe de vie, il ne peut y en avoir d’autres. On comprend en effet que, dans un système qui considère l’ensemble de tout ce qui existe comme une série descendante de déterminations de plus en plus précises de ce principe, l’évolution de l’Être ait atteint sa dernière limite quand elle est arrivée à ce qu’il y a de plus précis, de plus étroitement déterminé, savoir les êtres individuels et les choses particulières. Telle est cette théosophie dans le Sépher Jetzira.

En un certain sens, ce n’est encore qu’une ébauche. Le principe, la méthode et le cadre en sont déjà clairement indiqués; mais il y manque bien des traits qu’on s’attendrait à y trouver, entre autres l’importante question de la destinée humaine qui n’y est pas même touchée. Ces détails et bien d’autres encore y furent ajoutés plus tard, probablement peu à peu; ils se présentent dans l’exposition bien plus développée qui est faite de ce système dans l’ouvrage connu sous le nom de Zohar (l’éclat, la lumière), titre qui dérive certainement de Daniel XII, 3.

Sous sa forme actuelle, le Zohar est un recueil de dix- neuf ouvrages, désignés chacun par un titre spécial, dus à des auteurs différents et probablement de diverses époques, retouchés peut-être à plusieurs reprises, et n’ayant entre eux d’autre lien que la doctrine qui en fait le fond commun. On l’attribue à Simon ben Jochaï, disciple d’Akiba; mais il est de beaucoup postérieur au Sépher Jetzira; on en a pour preuve la langue dans laquelle il est écrit et qui est celle des rabbins du moyen âge. Dans leZohar, c’est toujours, comme dans le Sépher Jetzira, l’Etre qui, absolument indéterminé dans le principe, se détermine d’abord lui-même et se manifeste ensuite en des modes d’existence décroissants, semblable (comparaison fréquemment employée par les cabalistes) à une lumière dont l’éclat diminue à mesure qu’elle s’éloigne davantage de son foyer, ou encore (comparaison moins familière toutefois aux adhérents de ce système) à des forces émanant les unes des autres, mais s’affaiblissant graduellement et dans la même proportion qu’elles sont plus loin de leur point de départ. Mais tandis que, dans le Sépher Jetzira, la décroissance dans les modes d’existence ou de manifestation de l’Être s’opère en trois moments, le Zohar, serrant de plus près le principe général de son système, dédouble le second, qui, dans le Sépher Jetzira, se compose de la pensée et de la parole, et nous parle de quatre mondes différents et successifs. C’est d’abord le monde des émanations (`ôla m etsiloth, du verbe ‘atsul, qui au pihel et s’il signifie emanare ex alio et se ab illo separare certo modo), c’est-à-dire le travail intérieur par lequel le possible (ai n, nihil) devient réel (les trente-deux voies de la sagesse du Sépher Jetzira). C’est ensuite le monde de la création (olam beria, du verbe bara, qui au pihel signifie sortir de soi-même, excidit), c’est-à-dire le mouvement par lequel l’Être, sortant de son isolement, se manifeste comme esprit en général, sans qu’il s’y révèle encore la moindre trace d’individualité; le Zohar désigne ce monde comme le « pavillon qui sert de voile au point indivisible et qui, pour être d’une lumière moins pure que le point, était encore trop pur pour être regardé ».

Le troisième monde est celui de la formation (olam jetzira, du verbe jatsar, fingere, façonner, qui au pihel a le sens passif deformari), c’est-à-dire le monde des esprits purs, des êtres intelligibles, ou le mouvement par lequel l’esprit général se manifeste ou se décompose en une foule d’esprits individuels, distincts les uns des autres.

Enfin, le quatrième monde est celui de la production (‘olam assija, du verbe assa, faire, au pihel conficere), c’est-à-dire l’univers ou le monde sensible. Le Sépher Jetzira avait décrit comment se fait l’évolution de l’Etre, « par un mouvement qui descend toujours,» depuis le plus haut degré de l’existence jusqu’au plus bas; il n’avait pas parlé de ce qui arrive ensuite, soit que la Cabale n’eut point encore porté là-dessus ses méditations, soit qu’on n’eut pas jugé convenable d’en faire mention. LeZohar nous apprend que le mouvement d’expansion de l’Etre est suivi d’un mouvement de concentration en lui-même. Ce mouvement de concentration est même le but définitif de toutes choses.

Les âmes (les esprits purs), tombées du monde de la formation dans celui de la production, rentreront dans leur patrie primitive, quand elles auront développé toutes les perfections dont elles portent en elles-mêmes le germe indestructible. Si elles ne peuvent accomplir cette tâche dans une première existence terrestre, elles en recommenceront une seconde, et après celle-ci, d’autres encore, jusqu’à ce qu’elles aient acquis toutes les vertus qui leur sont nécessaires. C’est ce qui est appelé le monde ou le cercle de la transmigration.

Cette idée n’est pas mentionnée dans le Sépher Jetzira; Philon ne s’en fait qu’une idée vague et incertaine, mais elle occupe une place importante dans la théosophie de Plotin (elle se retrouve dans les Triades bardiques, qui la tenaient, sans le moindre doute, d’Origène).

Ce ne sont pas seulement les âmes humaines qui, après être tombées dans ce bas monde, doivent remonter au point d’où elles sont parties, et de là plus haut encore, dans l’âme universelle, et enfin dans le sein du principe premier; tout est destiné à rentrer dans le nom ineffable. Samaël lui-même (le prince des mauvais esprits) retrouvera son nom et sa nature d’ange. De ce nom mystique, la première moitié disparaîtra (sam, qui signifie poison), et il ne lui restera plus que la seconde partie (el, qui signifie puissant, ange, Dieu). Cette réabsorption de l’Être en lui-même est l’expression de la doctrine du rétablissement final; c’est le couronnement de la théosophie de la Cabale.

Ce développement de la doctrine cabalistique, continué depuis le Sépher Jetzira jusqu’au Zohar, fut bien certainement en grande partie le résultat d’un travail intérieur qui s’accomplit dans le sein de cette école; mais on ne saurait douter qu’il n’ait été produit aussi en partie par quelque influence de la théosophie judéo-alexandrine. Le philonisme, en particulier, semble avoir été largement mis à contribution.

La psychologie du Zohar présente une ressemblance frappante avec celle de Philon. Dans l’une et dans l’autre, l’intelligence de l’homme est faite à l’image de Dieu, et dérive du principe premier, directement, sans l’intervention d’aucun intermédiaire; et dans l’une et dans l’autre, c’est à cette circonstance qu’elle doit de posséder la liberté morale et l’immortalité. La préexistence des âmes, leur chute dans le monde sensible et dans la prison du corps, la nécessité pour elles d’un relèvement sont des doctrines communes à la Cabale du Zohar et à la théosophie judéo-alexandrine tout entière.

Enfin, la légitimité, disons mieux, la nécessité d’une interprétation allégorique des saintes Écritures se fonde pour l’une et pour l’autre sur les mêmes considérations, et ces considérations ne se trouvent alors nulle autre part. « Les récits de la Loi, dit leZohar, sont le vêtement de la Loi. Malheur à celui qui prend ce vêtement pour la Loi elle-même. Il y a des commandements qu’on pourrait appeler le corps de la Loi; les récits de faits vulgaires qui s’y mêlent sont les vêtements dont le corps est recouvert.

Les simples ne prennent garde qu’aux vêtements ou aux récits de la Loi; ils ne voient pas ce qui est caché sous ces vêtements. Les hommes plus éclairés font attention, non au vêtement, mais au corps qu’il enveloppe. Enfin les sages, les serviteurs du roi suprême, ceux qui habitent les hauteurs du Sinaï, ne sont occupés que de l’âme, qui est la base de tout le reste, qui est la Loi elle-même. » Aristobule (Eusèbe PrӔpar. evang., VIII, 10) et Philon (De opif. mundi, §§ 14 et 56; De Abrah., §§ 1-12;De congressu, §§ 8-31 De prӔmiis et pünis, §11, etc.; de Leipzig, 1828), s’expriment sur ce sujet en des termes presque identiques. Ce n’est pas à dire sans doute que la Cabale ait eu besoin des leçons et de l’exemple de la théosophie judéo alexandrine pour se mettre à interpréter allégoriquement l’Ecriture sainte. Ce serait une erreur profonde.

Cette méthode d’interprétation a été pratiquée à la fois et dès le principe par les deux écoles. Mais il pourrait bien se faire que les cabalistes aient appris des judéo alexandrins à la justifier et à la légitimer aux yeux de la raison. S’il y a eu des emprunts ou, si l’on aime mieux, des imitations, on ne saurait s’en étonner. La Cabale et la théosophie judéo alexandrin sont deux mouvements philosophiques parallèles et correspondants. L’un a été dans la Judée exactement ce que l’autre a été à Alexandrie. Ils vont dans le même sens; ils se sont produits l’un et l’autre sous la pression des mêmes besoins de l’intelligence et du sentiment religieux, et en grande partie par réaction contre la réglementation à outrance qui était l’oeuvre des écoles pharisiennes.

Il convient sans doute de tenir compte de l’action de la philosophie grecque sur la formation de la théosophie judéo alexandrine, quoiqu’il ne soit pas prouvé que cette philosophie ait été entièrement inconnue à l’auteur du Sépher Jetzira(comparez les trois termes pas lesquels se termine le § 1 du chap. I de la seconde partie de ce livre avec Métaph. d’Aristote, liv. XII, ch. 7; M. Franck tient cependant ces trois termes pour une interpolation); mais d’un côté il faut bien reconnaître que, s’il n’y avait pas eu dans la classe éclairée des juifs d’Alexandrie une certaine tendance philosophique, le platonisme n’aurait pas exercé sur elle une bien profonde impression; et d’un autre côté, on ne saurait admettre que la théosophie judéo-alexandrine soit exclusivement le produit de la philosophie grecque.

La théorie des êtres intermédiaires entre Dieu et le monde (la sagesse de la Sapience, les vertus divines d’Aristobule, le Logos de Philon), théorie qui est le point central de cette théosophie, lui vint incontestablement des écoles palestiniennes. Du moment que, pour prévenir les fausses notions qu’auraient pu donner de la nature spirituelle de Dieu, les théophanies, les anthropomorphismes et les anthropopathies qui abondent dans l’Ancien Testament, comme d’ailleurs dans tous les documents religieux des âges primitifs, on eut substitué à l’action immédiate de Dieu celle d’agents divins dérivés et subordonnés, la voie fut ouverte à la doctrine de l’émanation et celle de l’évolution du principe premier qui n’en est qu’une conception à la fois plus simple et plus logique. Il ne fallait, pour y entrer résolument qu’un esprit spéculatif, et les esprits de ce genre ne manquent jamais dans les temps et dans les lieux où le sentiment religieux domine exclusivement. Ces êtres divins subordonnés et agents du principe premier devinrent, dans la Judée, les séphiroths de la Cabale, tandis qu’à Alexandrie ils furent identifiés avec le monde intelligible de Platon (comme aussi avec les dieux fils de Dieu du Timée de ce philosophe).

La Cabale (et en même temps l’essénisme, qui offre des analogies manifestes avec elle) et la théosophie judéo-alexandrine eurent certainement une même origine; elles sortirent, l’une aussi bien que l’autre, du travail religieux et moral qui s’accomplit parmi les juifs dans les deux siècles antérieurs à l’avènement du christianisme, avec cette différence toutefois que la connaissance plus approfondie que les théosophes judéo-alexandrins eurent de la philosophie grecque leur permit de rattacher leurs spéculations à des systèmes bien connus, ce qui nous en rend l’intelligence plus facile, tandis que les cabalistes ne purent exposer leurs doctrines que sous la forme lyrique et métaphorique, propre à leur langue et à leur race et fort éloignée de nos habitudes d’esprit, de sorte que l’étrangeté du fond s’augmente encore de l’étrangeté du langage.

Toutes les théosophies donnent dans la théurgie et la magie. Ce travers est dans la nature même des choses. Quiconque, en effet, se flatte de posséder la connaissance parfaite des secrets de Dieu est invinciblement enclin à s’attribuer une puissance réelle sur ses oeuvres. La Cabale n’a pas fait exception à cette règle générale. Mais il n’y a pas lieu d’insister ici sur ces superstitions. Il suffit de faire remarquer que plusieurs de ses doctrines y conduisaient inévitablement. C’est ainsi que, en considérant l’homme comme un abrégé de l’univers (microcosme), elle admettait qu’il y a des rapports directs entre les différentes parties du corps humain et les différents corps célestes, et que par là se trouvait légitimée la croyance à l’astrologie judiciaire.

Quant aux procédés artificiels, désignés par les noms de thémoura, guématria et notaricon, procédés dont les cabalistes juifs se sont servis parfois, sinon pour chercher dans l’Ecriture sainte des sens cachés différents du sens littéral, du moins pour justifier et faire valoir ceux qu’ils s’imaginaient y avoir découverts, ce n’est qu’un détail sans importance réelle dans le système et l’histoire de la Cabale; l’emploi de ces procédés bizarres n’a pas été exclusivement propre aux adeptes de cette théosophie; on peut d’ailleurs s’en faire une idée exacte par ce qui en est dit dans la Palestine, par Munk, p. 520 et 521, et dans l’Encyclopédie de Herzog, t. VII, p. 204 et 205.

Sur les principaux adhérents de cette théosophie parmi les juifs, on peut consulter l’Encyclopédie de Herzog, t. VII, p. 203, et parmi les chrétiens, ibid., t. VII p. 205 et 206. La Bibliotheca judaica de J. Fürst, t. I, p. 16, 27- 29 et 93, et t. III, p.160 et 329-335, donne une liste complète des diverses éditions du Sépher Jetzira et du Zohar, et l’indication d’un grand nombre d’ouvrages sur la Cabale.

Encyclopédie des sciences religieuses: Andreæ / Confrérie de la Rose-Croix

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


ANDREÆ (Jean-Valentin), petit-fils de Jacques Andreæ, dont il vient d’être parlé. Né en 1586 à Herrenberg, dans le Wurtemberg, il devint en 1614 diacre de Vaihingen. En 1620, il fut appelé comme pasteur à Calw, où il resta jusqu’en 1639; il y montra, pendant les misères de la guerre de Trente ans, un courage et un dévouement dignes des plus grandes éloges. Depuis 1639 prédicateur de la cour, en 1650 prélat à Bebenhausen, et en 1654 à Adelberg, il mourut en cette dernière année à Stuttgard. Il s’est distingué, autant par son activité pastorale que par quelques ouvrages, destinés à dévoiler et à combattre les rêveries des alchimistes, si nombreux en Allemagne à la fin du seizième et au commencement du dix-septième siècle. Le scolasticisme qui s’était introduit dans la théologie protestante avait provoqué une réaction mystique, qui s’était manifestée sous des formes diverses:

Chez Valentin Weigel et chez Jacques Bœhme le mysticisme était devenu une théosophie, dont beaucoup de personnes se servaient pour chercher la pierre philosophale et les moyens de faire de l’or; d’autres étaient revenus à Theophraste Paracelse.

Andreæ, qui à des connaissances très variées, joignait infiniment d’esprit, se proposa de se railler de ces superstitions.

Dans sa jeunesse, il écrivit un livre intitulé: Die chymische Hochseit Christiani Rosenkreutz, anno 1459 (les noces chimiques de chrétien Rose-Croix en 1459), sorte de roman, racontant les aventures d’un personnage fictif nommé Rose-Croix, qui est invité, aux noces d’un roi inconnu et qui là est initié aux mystères d’une société de magiciens et d’alchimistes; c’est dans ce livre que paraît pour la première fois le nom de Rose-Croix, emprunté sans doute à deux des principaux symboles des adeptes de la philosophie hermétique.

Cet ouvrage ne circula d’abord qu’en manuscrit. Vers 1610 il s’en répandit un autre:  Allgemeine und General Reformation der ganzen weiten Welt beneben de Fama fraternitatis des læblichen Ordea des Rosenkreutz: Ce fut encore une mystification; le livre fut imprimé en 1614;

la seconde édition, 1615, est augmentée d’une Confession oder Bekanntnusz der Societæt Rosenkreutz, an die Gelehrten Europa’s. La Hochzeit ne parut qu’en 1616 à Strasbourg. Dans la Réformation générale, les sept sages de la Grèce et quelques philosophes romains délibérant sur les moyens d’améliorer le monde; la Confession expose les principes de la soi-disant société.

Ces livres, dont le but était de persifler les amateurs de la magie et de la théosophie, produisirent un effet immense (NDLR inverse?).

  • Tout le monde les prit au sérieux;
  • les mystiques et les alchimistes se mirent à la recherche de l’ordre des Rose-Croix, qui n’existait nulle part;
  • des théologiens luthériens soupçonnèrent une manœuvre calviniste contre l’orthodoxie.

La nouvelle se répandit aussi en France; en 1623 on afficha à Paris un placard, annonçant l’arrivée des Rose-Croix, sauveurs du monde; Gabriel Naudé, qui à cette occasion se montra sceptique au bon endroit, se railla de la chimère importée d’Allemagne, dans une brochure pleine de sens: Instruction à la France sur la vérité de l’histoire des frères de la Rose-Croix.

Andreæ lui-même, voyant qu’au lieu de faire disparaître la superstition, il l’avait alimentée , publia divers écrits où, tout en conservant parfois la forme allégorique et satirique, il exhortait ses contemporains à renoncer « à cette curiosité dangereuse» qui veut sonder tous les mystères, à sortir de « ce chaos, » à renverser « cette tour de Babel élevée contrairement à la volonté de Dieu. »

Comme quelques enthousiastes fondèrent en effet un ordre de Rose-Croix, il lui opposa une Société évangélique, ayant pour objet de « remettre Jésus-Christ en son lieu et de détruire les idoles. »  En général, il fit des efforts pour relever dans son pays la vie religieuse; adversaire aussi décidé du formalisme de l’orthodoxie du temps que des extravagances des théosophes, il chercha à rétablir un christianisme plus vivant et plus simple.

On lui a reproché différentes hérésies, mais sa mémoire n’a pas souffert de ces reproches.

V. Burk, Verzeichniss aller… Schriften … J. V. Andreæ, Tubing. 1793 (catalogue de cent numéros mais incomplet); Hossbach, Andreæ umd sein Zeitalter, Berlin, 1819.

Encyclopédie des sciences religieuses: Mormonisme

Article de l’Encyclopédie des sciences religieuses de 1877


Ce nom est celui d’une secte américaine, qui s’appelle plus volontiers « l’Église des Saints des derniers jours.» Le nom sous lequel elle est habituellement connue lui vient du Livre des Mormon, son principal livre sacré. Mormon est l’un des personnages fabuleux de cette étrange mythologie.

Joseph Smith dérivait ce nom du mot anglais more, plus, et d’un mot prétendu égyptien mon, bon, ce qui lui donnait pour signification « plus bon » – ou meilleur. Cette étymologie fantaisiste du fondateur du mormonisme en a amené une autre qui n’est pas plus sérieure, ses adversaires ont voulu faire dériver ce mot du grec, spectre.

Histoire

Le fondateur du mormonisme fut Joseph Smith, né dans le Vermont, le 23 décembre 1805. Son Père, qui était agriculteur, s’établit dans l’état de New-York, lorsque Joseph avait onze ans, et ce fut dans le comté d’Ontario que s’écoula la jeunesse du futur prophète. Sa culture intellectuelle fut des plus sommaires, et ne dépassa guère les premiers éléments de la lecture, de l’écriture et du calcul.

Ses biographes officiels, Orson Pratt et George A. Smith, nous le représentent s’occupant de son salut dès l’âge de quinze ans, cherchant vainement dans les églises existantes la satisfaction de ses besoins religieux et se mettant alors, par la lecture de la Bible et par la prière, à chercher directement auprès de Dieu la réponse aux questions angoissantes qui le troublaient. Un jour qu’il priait, une clarté merveilleuse descendit sur lui et l’enveloppa, et deux êtres surnaturels lui apparurent, l’informèrent que ses péchés lui étaient remis, lui déclarèrent qu’aucune secte ne possédait la vraie doctrine, et que cette doctrine, complément de l’Evangile, lui serait révélée un jour. D’autres révélations suivirent. La plus importante fut celle qui lui apprit que les Indiens d’Amérique étaient les descendants dégénérés du peuple d’Israël et que leurs Annales avaient été déposées en lieu sùr. Conduit par les indications d’un ange, Smith découvrit ces Annales gravées en caractères égyptiens sur des plaques d’un métal ressemblant à de l’or. A côté des Annales se trouvait un curieux instrument: l’Urim et le Thummim, composé de deux pierres transparentes, au moyen desquelles Smith allait pouvoir lire et interpréter le document.

C’est en 1827 que Smith prétendait avoir été mis en possession des mystérieuses plaques, qu’il s’occupa à traduire, en se servant comme secrétaire d’Olivier Cowdery, qui devint l’un des chefs de la secte. Le Livre de Mormon partit enfin en 1830, aux frais d’un fermier du nom de Martin Harris, qui, gagné aux idées de Smith, lui fournit les moyens de faire imprimer sa révélation. Toute cette légende avait fait trop de bruit pour que l’on ne cherchât pas à la tirer au clair. L’enquête, toutefois, a été conduite avec trop de passion par les adversaires du mormonisme pour qu’il soit permis d’en accepter les résultats comme pleinement concluants. Les origines du mormonisme, quoique toutes récentes, demeurent un problème d’histoire et de psychologie non résolu encore.

La famille Smith paraît avoir eu une mauvaise réputation dans la contrée où elle vivait; on accusait ses membres de paresse, d’intempérance et d’amour du mensonge. «  Ils étaient fameux, dit un document signé par un grand nombre de leurs voisins, par leurs projets visionnaires et passaient une partie de leur temps à faire des fouilles pour découvrir des trésors cachés.» Joseph Smith se distingua de bonne heure par son caractère aventureux et illuminé tout ensemble, et l’histoire de ses visions lui valut les quolibets et les persécutions de ses voisins.

Il est démontré que le fond du Livre de Mormon n’est autre chose qu’un certain roman historique sur les Indiens composé en style pseudo-biblique par un ministre du nom de Salomon Spaulding, né en 1761 et mort en 1816. Son manuscrit était demeuré entre les mains d’un imprimeur de Pittsburgh, en Pensylvanie, et passa entre celles de Sydney Rigdon qui, après avoir été compositeur dans son établissement, devint l’associé de Joseph Smith dans la propagation des doctrines mormones. Plusieurs des amis de Spaulding et son propre frère déclarèrent reconnaître son oeuvre dans la prétendue traduction des plaques d’or.

Les adjonctions faites par le prophète à ce fonds primitif sont des réminiscences bibliques pour la plupart, où abondent les incorrections grammaticales. Quant aux plaques elles-mêmes, nul ne les a vues en dehors des onze témoins qui affirment, en tête du Livre de Horneion, les avoir vues et touchées mais ces témoins étaient des mormons, parmi lesquels trois membres de la famille Smith et cinq de la famille Whamer, l’une des premières converties à la foi nouvelle, et de tels témoignages sont plus que suspects.

Le premier bailleur de fonds de Smith et l’un des onze témoins, Martin Harris, s’étant fait donner un facsimile de l’une des golden plates, alla, avec une bonne foi qui l’honore, la soumettre au professeur Aenthon, de New-York. Les mormons répandirent le bruit que ce savant avait reconnu les caractères pour de l’égyptien réformé.

Mais le professeur, dans une lettre rendue publique, déclara que la feuille qu’on lui avait présentée était « couverte de toutes sortes de caractères crochus, et évidemment combinés par une personne qui avait eu sous les yeux un livre contenant divers alphabets, entr’autres des alphabets grecs et hébraïques. Des lettres romaines, renversées ou placées de côté, s’y trouvaient aussi rangées en colonnes perpendiculaires, et le tout se terminait par un grossier dessin d’un cercle partagé en divers compartiments couverts de signes bizarresh, et évidemment copiés du calendrier mexicain publié par M. de Humboldt, mais copiés de manière à déguiser la source d’où ils étaient tirés. » La foi de Martin Harris était trop aveugle pour se laisser éclairer par les lumières de la science, et la publicité donnée à ces faits n’empêcha pas Smith de faire de nombreuses dupes.

En 1829, lui et son collègue et secrétaire Cowdery, prétendirent avoir reçu d’un ange une divine imposition des mains qui les sacrait prêtres, et, persuadés que le baptême chrétien qu’ils avaient reçu n’était pas valide, ils se rebaptisèrent réciproquement par immersion. Leurs prédications et la lecture du Livre de Mormon groupèrent bientôt autour d’eux des disciples qui entrèrent dans la nouvelle secte par le rite du baptême.

Le 6 avril 1830, l’Église des saints des derniers jours fut organisée dans la ville de Fayette, Etat de New-York. L’accession de Sidney Rigdon, ancien ministre campbellite fort bien doué, qui prêchait des idées millénaires, vint apporter à la théologie rudimentaire de Joseph Smith des éléments nouveaux, qui devaient la rendre populaire dans un milieu très ouvert à cette sorte d’enseignement. Lé millénium allait commencer,

les Indiens étaient sur le point de se convertir, l’Amérique devait être le rendez-vous des saints, et la tache spéciale de la nouvelle église était de construire la Nouvelle-Jérusalem. Ces idées et la mythologie qui les entourait flattaient à la fois le patriotisme et le goût du merveilleux des populations ignorantes des campagnes. Des missionnaires improvisés les répandirent de proche en proche, et des communautés mormones s’établirent de bonne heure dans l’Ohio, la Pensylvanie, l’Indiana et l’Illinois, aussi bien que dans le New-York. Au commencement de 1831, le siège de la secte était Kirtland dans l’Ohio, mais vers la fin de cette même année, sous l’action d’une révélation spéciale, Smith entraîna une émigration de douze cents mormons dans le comté de Jackson, Missouri, pour y « ; fonder la cité de Sion où le Christ devait régner en personne. » Cette communauté se distinguait des rudes colons qui l’entouraient par son industrieuse activité et r ses mours douces. Une persécution violente ne tarda pas à s’élever contre elle: on brisa ses presses, on supprima ses journaux, on fit subir toutes les avanies à ses ministres; finalement, en 1833, une bande d’hommes armés vint expulser de la contrée les familles mormones, qui s’en allèrent chercher un asile à lndependence dans le comté de Clay. Joseph Smith, en apprenant les malheurs de ses partisans, accourut de l’Ohio où il se trouvait alors, et, à la tête d’une troupe de mormons armés, essaya de répondre à la force par la force. Cette tentative ne réussit pas, et il dut retourner à Kirtland. Il se mit alors à compléter l’organisation religieuse de son Église. A la tête de la hiérarchie, qui devait assurer sa force, il plaça une sorte de triumvirat, s’assignant à lui-mème la première place en sa qualité de prophète et d’apôtre et s’ajoignant Rigdon et Williams comme ses assesseurs.

Le 4 février 1835, il se choisit douze apôtres auxquels il confia la mission de convertir les nations. Ils se répandirent en effet dans les états de l’Est; l’un d’eux débarquait en Angleterre en 1837, et le jour de Noël de cette même année, une première conférence de mormons anglais se réunissait à Preston. Ils firent de nombreuses recrues dans les villes manufacturières du Nord et dans le pays de Galles, et des convois d’émigrants mormons traversèrent fréquemment l’Atlantique pour rejoindre le gros de la communauté.

En mars 1836, quand le temple fut inauguré à Kirtland, plus de mille mormons étaient présents. De malheureuses transactions commerciales auxquelles le prophète fut mêlé et qui lui attirèrent des démêlés avec les tribunaux, le décidèrent à abandonner définitivement l’Ohio. Une révélation survint à point noinmé, pour confirmer sa décision. Sa présence était fort nécessaire au milieu de la colonie missourienne, qui souffrait de luttes intestines, en même temps qu’elle était en butte aux persécutions des « gentils. » Ceux-ci voyaient d’un oeil jaloux la marche envahissante des mormons et s’irritaient de leur prétention hautement affichée de conquérir tout le pays. Une sorte de guerre civile éclata; les milices de l’Etat intervinrent à la fin de 1838, en apparence pour rétablir la paix, mais en réalité pour débarrasser l’Etat de la présence des mormons. Plusieurs d’entre eux furent massacrés; le prophète, son frère, et quelques autres chefs furent emprisonnés, et la colonie mormone, forte d’environ 15000 personnes fut, en plein hiver, dépossédée de ses terres et expulsée de l’autre côté du Mississipi, dans l’Illinois. Bien accueillie par la population de cet Etat, elle y fonda la ville de Nauvoo, qui, deux ans après sa fondation, comptait déjà 2000 habitations, avec des écoles et des édifices publics. La législature de l’Etat concéda une charte à Nauvoo; les mormons furent autorisés à lever une milice placée sous les ordres du prophète, qui devint bientôt le chef à la fois religieux, civil et militaire d’une communauté de 20000 âmes, qui lui vouait une admiration et une obéissance sans réserves.

Ses partisans se multipliaient dans tous les Etats-Unis, et leur chiffre en Angleterre atteignait, disait-on, dix mille. Ces succès enivrèrent Joseph Smith qui, en 1844, osa se mettre sur les rangs pour la présidence des Etats-Unis. Ses moeurs étaient loin d’être irréprochables; toutefois ce ne fut qu’en juillet 1843 qu’il prétendit avoir reçu une révélation autorisant la polygamie.

Cette prétention souleva une vive opposition dans le sein même de la communauté. Les mécontents fondèrent à Nauvoo même un journal d’opposition, l’Expositor. Smith, qui en était venu à ne pouvoir souffrir la contradiction, donna ordre à ses janissaires de faire justice; les presses du journal furent brisées, le bureau démoli, et ses rédacteurs ne durent leur salut qu’à la fuite. Ils portèrent plainte devant les autorités de l’état qui profitèrent de l’occasion pour faire cesser un état de choses intolérable. La milice marcha sur Nauvoo et s’empara du prophète et de son frère Hyrum. Le bruit ayant couru que le gouverneur songeait à faire évader ses prisonniers, une bande d’hommes armés se jeta sur eux et les massacra (27 juin 1844).

La mort de Joseph Smith, loin d’être la ruine du mormonisme, sembla devoir assurer sa durée; elle mit l’auréole du martyre au front du prophète et renforça le fanatisme de ses partisans. Brigham Young, qui était devenu le conseiller le plus intime de Smith, fut appelé à lui succéder à la tête de la communauté, avec les titres de « voyant, révélateur et président des saints des derniers jours.»

En 1845, la législature de l’Illinois révoqua la charte de la cité de Nauvoo. Les conflits étaient fréquents entre les saints et les gentils, et la communauté elle-même souffrait de tiraillements intérieurs. Brigham Young comprit qu’il y avait là une situation qui ne pouvait se prolonger sans amener à courte échéance la ruine du mormonisme. Il fut résolu en conséquence qu’une nouvelle migration aurait lieu et que le siège de la communauté serait transporté par delà les limites des Etats-Unis, et à quelques centaines de lieues de toute terre civilisée. Cette résolution fut annoncée aux saints par une épître générale datée du 20 janvier 1846.

Une avant-garde de seize cents personnes partit avant la fin de l’hiver pour jeter les bases du futur établissement. Le territoire de l’Utah, que les mormons désignèrent sous le nom de Deseret, ou pays de l’Abeille, est un plateau compris entre les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada de Californie. Ce plateau aride semblait rebelle à toute culture, et il a fallu toute la ténacité de volonté de fanatiques en révolte contre la civilisation pour coloniser ces régions inhospitalières et en faire ce qu’elles sont devenues aujourd’hui, la grande étape entre New-York et San-Francisco.

On a souvent raconté cet exode de tout un peuple, s’accomplissant par un prodige d’audace et de discipline, au milieu des privations et des souffrances de toute nature, et aboutissant à la création, sur les bords du Grand-Lac-Salé, d’une civilisation étrange, mais à laquelle on ne saurait sans injustice refuser une certaine grandeur. Le succès de cette expédition suffirait pour faire vivre dans l’histoire le nom de Brigham Young. Il arriva dans la vallée en juillet 1847, et le gros des mormons dans l’automne de 1848. Une ville fut construite avec son tabernacle et ses édifices publics. La population augmenta rapidement.

En 1819, le congrès des Etats-Unis organisa l’Utah en territoire et reconnut Brigham Young pour gouverneur. En 1852, fut promulguée la «  loi céleste du mariage » qui autorisait la polygamie.

En 1853, fut posée la première pierre du temple monumental. Le gouvernement fédéral essaya vainement d’intervenir dans la législation, d’abord en nommant des juges, puis en envoyant un nouveau gouverneur à la place de Young. Traités en suspects, ces mandataires du gouvernement durent se retirer en 1856. L’année suivante, le gouvernement de Washington envoya dans l’Utah de nouveaux fonctionnaires, avec un corps de 2500 hommes pour les appuyer. Les mormons protestèrent vivement, mais finirent, par se soumettre. La question de la polygamie est demeurée entre eux et le Pouvoir fédéral la question délicate et a soulevé de continuels conflits. Toutefois, cet étrange peuple est en voie de rentrer dans les conditions normales d’existence des peuples civilisés;

la création du chemin de fer du Pacifique, en 1869, l’arrivée de nombreux colons non mormons, la mort enfin de Brigham Young, survenue en 1877, ont abaissé définitivement les barrières qui le séparaient du reste du monde. Dépouillé bientôt de son institution honteuse de la Polygamie, comme il l’a été de l’autonomie politique qu’il avait rêvée, il redeviendra une simple secte religieuse, plus bizarre que la plupart des autres, et qui pourra vivre longtemps encore, grâce à cette légende mystérieuse qui s’est faite autour de son berceau, et grâce surtout à ces traditions d’audace et d’héroïsme qui font de l’histoire particulière de cette secte l’un des chapitres les plus étonnants de l’histoire de la colonisation. On estime à 250.000 le nombre total des mormons; de 80 à 100.000 sont établis dans l’Utah.

Doctrine et discipline

Nous avons déjà parlé du plus important des livres sacrés des mormons, le Livre de Mormon, compilation indigeste et illisible, mais dont le succès s’explique par la large satisfaction qu’elle donne au patriotisme américain. D’après la révélation mormone, les juifs réfugiés en Amérique se partagèrent en deux groupes hostiles, les néphites et les lamanites. Ceux-ci, devenus infidèles exterminèrent les néphites et s’emparèrent du continent tout entier. Les Indiens sont leurs descendants. Le Livre de Mormon forme un volume de 563 pages d’impression compacte. Il se divise en quinze livres de longueur inégale attribués à divers auteurs. Cet ouvrage contient, outre le roman interminable des néphites et des lamanites, de longues exhortations, des visions et des paraboles, faible pastiche du langage biblique, et qui n’ont ni élévation morale ni valeur poétique.

Les anachronismes et les absurdités y fourmillent, Pour ne rien dire des fautes grossières de grammaire. Le second livre sacré du mormonisme est le Livre de la doctrine et des alliances (Book of Doctrine and Covenants); il renferme des instructions religieuses données par Joseph Smith à ses disciples, des révélations se rapportant à l’organisation, au culte et à la hiérarchie de l’Église, des prophéties, des visions, etc. Mentionnons enfin la Perle de grand prix, recueil de révélations, prophéties, discours de Smith, auquel il a joint un prétendu Livre d’ Abraham, qui se donne comme traduit d’un papyrus égyptien. La doctrine mormone forme le plus étrange éclectisme d’éléments bouddhistes, gnostiques, mahométans et chrétiens.

Dieu le père n’est pour eux que le plus puissant des hommes’ il est doué d’un corps, il a été engendré comme nous, il est marié à un grand nombre de femmes, et ses enfants sont nombreux comme les grains de sable de la mer. Ce Dieu, qui habite la planète Kolob, a charge de notre univers; d’autres dieux, également puissants, veillent sur d’autres mondes. Dieu n’étant qu’un homme perfectionné, chaque homme peut aspirer à devenir Dieu à son tour. Le Christ est né de l’union « matérielle » de Dieu et de la vierge Marie; les mormons retiennent la foi en la rédemption. La vie future ne sera que le prolongement de celle-ci; l’existence aura les mêmes nécessités et les hommes les mêmes passions et les mêmes occupations. Qu’on ajoute à ces idées bizarres, la doctrine de la transmigration des âmes, celle de la permanence des dons miraculeux, tout un système millénaire très complet, avec retour des juifs, y compris les dix tribus perdues, parousie et règne personnel du Christ pendant mille ans sur la terre, et l’on aura quelque idée de ce qu’est cette étrange théologie, véritable pandémonium où se sont donné rendez-vous toutes les excentricités de la pensée religieuse de tous les temps. La morale mormone ne s’élève pas au-dessus du terre-à-terre de l’égoïsme le plus absolu. Le dieu des mormons a été défini par l’un de leurs apôtres «  le plus égoïste des êtres vivants », et ses adorateurs s’efforcent de lui ressembler. Les deux grands devoirs du parfait mormon sont le patriotisme et le payement des dîmes; en règle avec la loi morale sur ces deux articles, il est libre pour tout le reste. S’enrichir et multiplier le nombre de ses femmes, à cela se borne son ambition. Toute pensée indépendante est supprimée; les fidèles s’engagent à n’être dans les mains de leurs chefs  « qu’une cire molle, un chiffon trempé dans du suif. »

Les formes du culte semblent avoir pour but d’exclure et d’étouffer la pensée. Le salut de l’individu dépend de rites symboliques multipliés; baptême par immersion fréquemment renouvelée; imposition des mains; cène où l’eau remplace le vin, cérémonies mystérieuses d’initiation. La prédication roule en général sur les intérêts matériels de la communauté, et ne tend en aucune façon à élever l’âme vers les choses invisibles.

La hiérarchie mormone comprend au sommet la présidence composée de trois hommes qui représentent sur la terre la Trinité divine, et dont l’un a la suprême autorité; puis le patriarcat conféré à vie à un homme qui a pour unique charge de distribuer des bénédictions puis les douze, qui ont le pouvoir de conférer les ordres et d’administrer les sacrements; puis les soixante-dix, qui, sous la direction des apôtres, ont la charge de faire la propagande. Les grands prêtres forment le cinquième ordre; ils officient toutes les fois que les dignitaires d’un rang plus élevé ne sont pas présents. Les évêques, les anciens, les prêtres, les instructeurs et les diacres forment les degrés inférieurs de cette hiérarchie, et appartiennent à la classe d’Aaron, tandis que les premiers forment celle de Melchisédek. Le conseil général est chargé de régler les difficultés qui peuvent survenir entre les fidèles; il existe aussi des grands conseils particuliers dans chaque communauté locale. Une conférence annuelle pour le règlement des affaires générales de l’église se réunit en avril; on assure que toutes les décisions y sont prises à l’unanimité.

Sources

Le mormonisme a donné naissance à une foule d’ouvrages. Ses écrivains, assez médiocres d’ailleurs, sont nombreux; nous nous bornons à indiquer les noms de: Spencer, Orson Pratt, Parly Pratt, Phelps, etc. Parmi les ouvrages racontant l’histoire et exposant les idées des mormons, nous mentionnerons les suivants:

Kidder, Mormonisn and the Mormons, New-York, 1852; Burton, City of the saints, Philadelphie, 1852; Ferris, Utah and the Mormons, New-York, 1854; Hyde, Mornonism its Leaders and Designs, New-York, 1857; Stenhouse, The Rocky Mountains saints, New-York, 1873. Nous possédons en français plusieurs ouvrages sur ce sujet, tels que: A. Pichot, Les Mormons, Paris, 1854; Jules Remy, Voyage au pays des Mormons, Paris,1860, et plusieurs articles de la Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1853, 15 février 1856, ler septembre 1859, 15 avril 1861, ler février 1872.

MATTH. LELIÈVRE.